« À quarante ans, je vis encore avec ma mère : comment sortir de cette prison invisible ? »

« Claire, tu rentres à quelle heure ce soir ? »

La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante, alors que je ferme la porte d’entrée derrière moi. Il est 19h30, un vendredi soir comme tant d’autres à Lyon. Je serre les poings dans mes poches, le cœur battant plus fort que je ne voudrais l’admettre. J’ai quarante ans, et pourtant, chaque soir, c’est la même scène : elle attend mon retour comme si j’étais une adolescente qui pourrait se perdre au coin de la rue.

Je pose mon sac sur la chaise du salon. Ma mère, Monique, est déjà là, assise bien droite devant la télévision, les mains croisées sur ses genoux. Elle me regarde avec cette inquiétude qui ne la quitte jamais.

— Tu n’as pas mangé dehors avec tes collègues ?

— Non, maman. J’avais pas faim.

C’est un mensonge. En réalité, j’ai décliné l’invitation de Sophie et de Julien pour aller boire un verre après le travail. Encore une fois. Je n’ai pas eu le courage d’affronter le regard déçu de ma mère si je rentrais tard. Je me sens coupable rien qu’à l’idée de lui faire de la peine.

Je m’assois à côté d’elle. Elle me tend une assiette de quiche lorraine qu’elle a préparée « rien que pour moi ». Je souris faiblement. Monique a toujours été comme ça : attentionnée jusqu’à l’excès. Depuis que mon père nous a quittées quand j’avais huit ans, elle s’est accrochée à moi comme à une bouée de sauvetage. Nous avons traversé tant d’épreuves ensemble : les fins de mois difficiles, les disputes avec la famille qui ne comprenait pas notre fusion, les déménagements successifs dans des appartements toujours plus petits.

Mais aujourd’hui, ce n’est plus une question de survie. C’est une question de liberté. Et je ne sais pas comment la saisir.

— Tu sais, Claire, tu pourrais inviter tes amis ici si tu veux…

Je soupire. Elle ne comprend pas que ce n’est pas pareil. Que j’aimerais sortir, rire sans avoir à surveiller l’heure ou à recevoir des messages inquiets toutes les dix minutes.

Le lendemain matin, alors que je me prépare un café, ma mère entre dans la cuisine en peignoir.

— Tu fais quoi ce week-end ?

— Je pensais aller au cinéma avec Lucie…

Son visage se ferme aussitôt.

— Oh… Tu ne veux pas qu’on aille au marché ensemble comme d’habitude ?

Je sens la culpabilité m’envahir. Je n’ai jamais su lui dire non. Depuis des années, chaque samedi matin, nous faisons le marché ensemble à la Croix-Rousse. Elle choisit les légumes, discute avec les commerçants comme si elle faisait partie des meubles. Moi, je la suis docilement, un cabas à la main.

Mais aujourd’hui, j’aimerais juste être ailleurs. Être quelqu’un d’autre.

— Peut-être qu’on pourrait y aller dimanche ?

Elle ne répond pas tout de suite. Je vois dans ses yeux une tristesse sourde qui me serre le cœur.

— Si tu préfères être avec tes amies…

Je voudrais crier que non, que ce n’est pas ça ! Que j’ai juste besoin d’air ! Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Le soir venu, je reçois un message de Lucie : « Toujours ok pour demain ? » Je tape « Oui » mais n’appuie pas sur envoyer. J’imagine déjà ma mère seule à la maison, préparant le repas pour deux alors que je ne serai pas là. Je pose mon téléphone et vais m’asseoir près d’elle.

— Tu veux regarder un film ce soir ?

Elle sourit, soulagée. Et moi, je me sens disparaître un peu plus.

Parfois, je me demande comment j’en suis arrivée là. À quarante ans, sans mari, sans enfants, sans vie sociale digne de ce nom. Mes collègues me regardent avec pitié quand ils apprennent que je vis encore chez ma mère. Ils ne comprennent pas que ce n’est pas par choix mais par incapacité à couper le cordon.

Un dimanche après-midi, alors que nous rangeons les courses dans la cuisine, ma mère me lance soudain :

— Tu sais, Claire… Tu pourrais rencontrer quelqu’un si tu voulais vraiment.

Je la regarde, stupéfaite.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu es belle, intelligente… Mais tu ne fais rien pour sortir. Tu restes toujours avec moi.

Je sens la colère monter.

— Mais maman ! Comment veux-tu que je rencontre quelqu’un si tu veux toujours que je sois là ? Tu m’appelles dix fois quand je sors ! Tu t’inquiètes dès que je rentre après 21h !

Un silence pesant s’installe. Elle baisse les yeux.

— J’ai peur de te perdre…

Ses mots me transpercent. Je comprends soudain que sa peur est aussi forte que la mienne. Peur de l’abandon, peur de la solitude.

Ce soir-là, dans ma chambre minuscule aux murs couverts de photos d’enfance, je pleure en silence. J’ai envie de hurler contre cette vie qui n’est pas la mienne. J’aimerais partir loin, tout quitter… Mais où irais-je ? Qui serais-je sans elle ?

Les jours passent et rien ne change vraiment. Parfois j’ose dire non à une sortie au marché ou à une soirée télé. Mais chaque fois que je tente de prendre un peu d’indépendance, la culpabilité me rattrape comme une vague glacée.

Un soir d’été, alors que nous dînons sur le balcon en regardant les lumières de la ville s’allumer peu à peu, ma mère pose sa main sur la mienne.

— Claire… Tu sais que tu peux partir si tu veux. Je survivrai.

Je la regarde longtemps sans rien dire. Peut-être qu’il est temps d’oser vivre pour moi.

Mais comment faire quand on a passé toute sa vie à vivre pour quelqu’un d’autre ? Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à être libre à quarante ans ?

Et vous… avez-vous déjà ressenti cette peur de blesser ceux qu’on aime en choisissant enfin sa propre vie ?