À 40 ans, toujours sous l’emprise de ma mère : mon combat pour la liberté
« Tu vas encore sortir ce soir ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je serre les poings, mon sac à la main, prête à franchir la porte. J’ai quarante ans, et pourtant, chaque geste, chaque décision, semble devoir passer par son approbation. Nous vivons dans notre appartement à la Croix-Rousse depuis toujours. Mon père est parti quand j’avais huit ans, et depuis, maman a tout contrôlé : mes études, mes amis, mes amours.
Ce soir-là, je n’en peux plus. Je me retourne vers elle : « Maman, j’ai besoin d’air. » Elle me regarde, les bras croisés sur son tablier fleuri, les yeux brillants d’un mélange de peur et de colère. « Tu sais bien que je ne dors pas tant que tu n’es pas rentrée. »
Je claque la porte derrière moi. Dans la cage d’escalier, mon cœur bat à tout rompre. Je descends les marches quatre à quatre, fuyant ce cocon devenu prison. Je rejoins mon amie Claire au café du coin. Elle me serre dans ses bras : « Tu dois partir, Élodie. Tu ne peux pas continuer comme ça. »
Mais comment partir ? À Lyon, les loyers sont exorbitants, mon salaire d’assistante administrative ne me permet pas de rêver à un studio décent. Et puis il y a cette voix dans ma tête : « Tu vas l’abandonner ? Après tout ce qu’elle a fait pour toi ? »
Le lendemain matin, je trouve ma mère assise à la table de la cuisine, une tasse de chicorée entre les mains. « Tu sais, Élodie, tu n’as jamais été très débrouillarde… » Elle soupire bruyamment. « Sans moi, tu serais perdue. »
Je ravale mes larmes. Elle a raison sur un point : je n’ai jamais vraiment appris à vivre seule. À l’école déjà, elle venait parler aux professeurs pour moi. À trente ans, c’est elle qui m’a accompagnée à mon premier entretien d’embauche. Mes collègues se moquent parfois gentiment : « Alors, ta mère t’a préparé ton déjeuner aujourd’hui ? »
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits de la ville, je rentre plus tard que d’habitude. Maman m’attend dans le salon, la télévision allumée mais le regard fixé sur la porte. « Tu aurais pu prévenir ! J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose ! » Sa voix tremble. Je vois dans ses yeux la peur panique de se retrouver seule.
Je m’assois en face d’elle. « Maman, il faut qu’on parle. Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de vivre ma vie… » Elle éclate en sanglots : « Mais tu es tout ce qui me reste ! »
Les jours passent et la tension monte. Je commence à chercher des appartements en cachette. Claire me propose même de m’héberger quelques semaines si besoin. Mais chaque fois que je m’apprête à franchir le pas, la culpabilité me ronge.
Un dimanche matin, alors que nous préparons le déjeuner ensemble – blanquette de veau comme tous les dimanches – elle me lance soudain : « Tu sais que je t’aime plus que tout au monde ? » Sa voix est douce mais lourde de sous-entendus.
Je pose la cuillère en bois et la regarde droit dans les yeux : « Moi aussi je t’aime maman… mais j’ai besoin d’exister sans toi. »
Le soir même, je reçois un message de Claire : « J’ai trouvé un studio pas cher dans le 7e ! Viens le visiter demain ! » Mon cœur s’emballe. Je mens à ma mère en lui disant que je vais faire des courses.
Le studio est minuscule mais lumineux, avec une vue sur Fourvière. Je m’y projette instantanément : des livres partout, un tapis moelleux, du silence… Je signe le bail sur un coup de tête.
Quand j’annonce la nouvelle à ma mère, elle s’effondre : « Tu vas me laisser mourir seule ! » Je pleure avec elle mais je tiens bon.
Le jour du déménagement, elle refuse de m’aider. Je pars avec deux valises et le sentiment d’arracher une partie de moi-même.
La première nuit dans mon studio est étrange : trop calme, presque angoissante. Mais au petit matin, quand le soleil inonde la pièce et que j’entends les cloches de l’église toute proche, je sens une paix nouvelle m’envahir.
Bien sûr, maman m’appelle dix fois par jour au début. Parfois je culpabilise encore ; parfois je respire enfin.
Aujourd’hui, cela fait six mois que j’ai quitté l’appartement familial. Ma mère commence à sortir un peu plus avec ses voisines ; moi j’apprends à vivre pour moi-même.
Mais parfois je me demande : est-ce égoïste de vouloir exister en dehors de sa famille ? Peut-on vraiment aimer sans se sacrifier ? Qu’en pensez-vous ?