35 ans plus tard : Quand le passé frappe à la porte de mon présent
— Anka ?
Sa voix a traversé le brouhaha du centre commercial comme une flèche. Je me suis figée, les sacs de courses suspendus à mes poignets, le cœur battant à tout rompre. Je n’avais pas entendu ce prénom prononcé ainsi depuis des décennies. Je me suis retournée lentement, persuadée que c’était une erreur, un mirage. Mais non : c’était bien lui. Paul. Mon Paul. Celui qui avait fait battre mon cœur à dix-sept ans, celui qui avait disparu sans un mot, me laissant avec mille questions et un vide immense.
— Paul ?
Il a souri, ce sourire timide que je connaissais par cœur. Autour de nous, les gens passaient sans nous voir, mais pour moi, le temps s’est arrêté. J’ai revu en un éclair les étés passés à la campagne chez mes grands-parents dans le Lot, les balades à vélo, les baisers volés derrière la vieille grange, la promesse qu’on s’était faite de ne jamais se quitter. Et puis, le silence. Son silence. Trente-cinq ans d’absence.
— Tu as changé… mais tes yeux…
J’ai senti les larmes monter. J’ai voulu détourner la tête, mais il a posé sa main sur mon bras.
— Anka, je suis désolé. Je sais que je n’ai pas le droit de revenir comme ça dans ta vie…
Je l’ai coupé d’un geste brusque.
— Pourquoi ? Pourquoi tu es parti ? Pourquoi tu n’as jamais donné de nouvelles ?
Il a baissé les yeux. J’ai vu ses mains trembler légèrement. Il portait une alliance. Moi aussi. La culpabilité m’a traversée comme un éclair. J’ai pensé à Pierre, mon mari depuis vingt-huit ans, à nos enfants, à notre maison en banlieue parisienne. À notre routine confortable, mais sans passion.
— Ce n’est pas le lieu… murmura-t-il.
— Alors où ?
Il m’a proposé un café dans un bistrot à l’écart. J’ai accepté, sans réfléchir. Je savais que je jouais avec le feu, mais j’avais besoin de comprendre.
Assis face à face, il a enfin parlé.
— Mon père a eu des ennuis avec la justice. On a dû partir du jour au lendemain pour Bordeaux. Ma mère m’a interdit de te contacter. J’étais jeune, lâche…
Je l’ai interrompu :
— Tu aurais pu revenir plus tard !
Il a hoché la tête.
— J’ai essayé… mais quand je suis revenu au village, on m’a dit que tu étais partie à Paris pour tes études. J’ai cru que tu m’avais oublié.
J’ai ri nerveusement.
— Oublié ? Tu étais partout dans ma tête ! Même aujourd’hui…
Un silence gênant s’est installé. J’ai repensé à toutes ces années où j’avais tenté d’étouffer ce souvenir, où j’avais construit une vie « normale », où j’avais accepté les compromis et les non-dits pour ne pas faire de vagues dans ma famille.
Paul a sorti une photo froissée de son portefeuille : nous deux, adolescents, bras dessus bras dessous devant le vieux pont du village.
— Je l’ai toujours gardée…
J’ai senti mon cœur se serrer. Et puis la réalité m’a rattrapée : nos alliances, nos vies séparées, nos enfants sûrement presque du même âge.
— Pourquoi maintenant ? Pourquoi me retrouver après tout ce temps ?
Il a haussé les épaules.
— Je ne sais pas… Peut-être parce que je n’ai jamais réussi à t’oublier non plus.
J’ai pensé à Pierre, à ses silences lourds le soir devant la télé, à nos disputes sur des broutilles, à cette tendresse qui s’était érodée avec le temps. Et si j’avais fait d’autres choix ? Et si Paul n’était jamais parti ?
Je me suis levée brusquement.
— Je dois y aller.
Il m’a retenue par la main.
— Anka… Si tu veux qu’on reparle…
J’ai hésité. J’ai noté son numéro sur un bout de papier froissé et je suis partie en courant presque, le souffle court.
De retour chez moi, j’ai caché le papier au fond d’un tiroir. Le soir, Pierre m’a demandé si tout allait bien. J’ai menti :
— Oui, juste un peu fatiguée.
Mais toute la nuit, j’ai repensé à Paul, à ce que nous avions été et à ce que nous aurions pu être. J’ai regardé Pierre dormir et je me suis demandé si lui aussi avait des regrets enfouis quelque part.
Les jours ont passé. Je n’ai pas appelé Paul. Mais chaque fois que je passais devant ce tiroir, mon cœur s’accélérait. Un soir, alors que je préparais le dîner pour toute la famille réunie — nos deux enfants et même ma belle-mère — une dispute éclata entre mon fils et sa sœur sur une histoire d’héritage ridicule. J’ai explosé :
— Vous ne comprenez donc rien à la vie ? Vous croyez que tout est acquis ? Que tout dure toujours ?
Ils m’ont regardée comme si j’étais folle. Pierre a tenté de calmer le jeu mais j’ai quitté la table en larmes.
Dans ma chambre, j’ai enfin sorti le papier du tiroir. J’ai composé le numéro de Paul sans réfléchir… puis j’ai raccroché avant qu’il ne réponde.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas quoi faire. Dois-je tout risquer pour retrouver un amour perdu ? Ou dois-je continuer à vivre dans cette sécurité tiède qui me rassure mais m’étouffe ?
Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page du passé ? Ou bien sommes-nous condamnés à vivre avec nos regrets toute notre vie ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?