Réveil à Lyon : Vingt mois dans le silence, une famille face à l’impossible
« Camille, tu m’entends ? »
La voix de mon père résonne comme un écho lointain, déformé par vingt mois de silence. J’ouvre les yeux, la lumière blanche du CHU de Lyon m’aveugle. Je sens la main de mon père serrer la mienne, tremblante. Il tient sa vieille guitare contre lui, celle qu’il emmenait partout quand j’étais petite. Autour de moi, tout est flou, mais je distingue les larmes sur les joues de ma mère, le souffle coupé de mon frère Thomas, et le regard incrédule de l’infirmière.
Je ne comprends pas tout de suite. La dernière chose dont je me souviens, c’est ce matin d’octobre, la pluie sur les pavés du Vieux Lyon, mon vélo qui glisse, le choc brutal. Puis plus rien. Le noir complet.
« Camille… tu es revenue… » souffle ma mère en s’effondrant sur mon lit.
Je voudrais parler, mais ma gorge est sèche. Je sens la panique monter en moi. Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi tout le monde pleure-t-il ?
Les jours suivants sont flous. On me raconte tout : l’accident, le coma, les médecins qui disaient qu’il fallait se préparer au pire. Ma famille qui a refusé d’abandonner. Mon père qui venait chaque jour jouer de la guitare à mon chevet, même quand les médecins lui disaient que c’était inutile.
« Je savais que tu m’entendais quelque part », me dit-il un soir, alors que je commence à retrouver l’usage de mes mains. Sa voix tremble. « Je n’ai jamais voulu croire qu’on t’avait perdue. »
Mais tout n’est pas aussi simple. Mon corps ne répond plus comme avant. Je dois réapprendre à marcher, à parler, à manger seule. Les séances de rééducation sont douloureuses. Parfois, je me demande si ça vaut la peine de se battre autant.
Un jour, Thomas entre dans ma chambre avec un air sombre. Il s’assied au bord du lit et murmure : « Tu sais… pendant que tu dormais, tout a changé ici. Papa a perdu son boulot. Maman ne sort presque plus. Moi… j’ai arrêté la fac pour aider à la maison. »
Je sens la culpabilité m’envahir comme une vague glacée. Tout ça à cause de moi ?
La nuit suivante, j’entends mes parents se disputer dans le couloir.
« On ne tiendra pas comme ça ! » crie ma mère. « On a tout sacrifié pour elle… Et si elle ne revient jamais vraiment ? »
Mon père répond plus bas, mais je perçois la colère dans sa voix : « Tu crois que je n’y pense pas ? Mais c’est notre fille ! On ne peut pas l’abandonner ! »
Les jours passent. Je progresse lentement. Un matin, mon kiné, Monsieur Dupuis, me lance : « Camille, il faut que tu trouves une raison de te battre. Pas seulement pour eux, mais pour toi aussi. »
Je repense à la musique de mon père, à ces chansons qu’il jouait pour moi quand j’étais enfant. Un soir, je lui demande timidement : « Tu peux me réapprendre à jouer ? »
Il sourit pour la première fois depuis longtemps.
Les semaines suivantes, la guitare devient notre langage secret. Même quand les mots me manquent, les accords parlent pour moi. Petit à petit, je retrouve des sensations oubliées : le bois sous mes doigts, la vibration des cordes contre ma paume.
Mais la vie dehors continue sans moi. Mes amis ne viennent plus. Certains ont déménagé, d’autres ont peur ou ne savent pas quoi dire. Je me sens seule, étrangère dans ma propre vie.
Un après-midi d’automne, alors que je fais mes premiers pas sans aide dans le jardin de l’hôpital, ma mère s’approche en pleurant.
« Je suis désolée… Je t’ai en voulu parfois… J’avais peur que tu ne reviennes jamais… »
Je la serre contre moi du mieux que je peux.
« Moi aussi j’ai eu peur », lui murmuré-je.
À Noël, toute la famille se réunit autour de mon lit d’hôpital transformé en table de fête improvisée. Mon père joue « La Vie en rose », et pour la première fois depuis vingt mois, je chante avec lui. Ma voix est faible mais déterminée.
La rééducation est longue et semée d’embûches. Parfois je rechute ; parfois j’ai envie d’abandonner. Mais chaque progrès est une victoire partagée.
Un jour de printemps, je quitte enfin l’hôpital. Le soleil brille sur les quais du Rhône et j’ai l’impression de renaître une seconde fois.
Mais rien n’est plus comme avant : mon frère a du mal à reprendre ses études ; mes parents sont fatigués et marqués par ces mois d’angoisse ; moi-même, je ne reconnais plus mon reflet dans le miroir.
Pourtant, il y a cette force nouvelle en moi — celle d’avoir survécu à l’impensable grâce à l’amour et à la musique.
Aujourd’hui encore, chaque matin est un combat contre la douleur et le doute. Mais chaque note jouée sur la guitare me rappelle que rien n’est jamais perdu tant qu’on continue d’aimer et d’espérer.
Est-ce que vous auriez eu la force de vous battre comme ma famille ? Jusqu’où iriez-vous par amour pour ceux qui vous sont chers ?