Quand la maison n’est plus un refuge : mon histoire de fuite, de confiance et de trahison
« Maman, pourquoi on part en pyjama ? » La voix tremblante de Lucie, ma fille de six ans, résonnait dans la cage d’escalier sombre. Je serrais fort la main de Paul, son petit frère, tout en jetant un dernier regard vers la porte de notre appartement, là-haut, derrière laquelle j’avais laissé tout ce que je croyais être ma vie. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. Les cris d’Antoine, mon mari, résonnaient encore dans ma tête. Je n’avais pas eu le temps de prendre autre chose qu’un sac à dos, quelques vêtements, et les doudous des enfants.
« Dépêchez-vous, on doit partir, maintenant ! » J’essayais de ne pas pleurer, de ne pas montrer ma peur. Mais Lucie a compris. Elle a serré son doudou contre elle et n’a plus rien dit.
Nous avons marché dans la nuit glaciale, traversant les rues désertes de notre petite ville de province. Je n’avais qu’une idée en tête : aller chez Claire, mon amie d’enfance. Elle m’avait toujours dit : « Si jamais tu as besoin, tu viens, n’importe quand. » Je me raccrochais à cette promesse comme à une bouée de sauvetage.
Arrivées devant sa maison, j’ai frappé doucement, puis plus fort. Les enfants grelottaient. Au bout de quelques minutes, la lumière s’est allumée dans l’entrée. J’ai vu Claire derrière la porte vitrée, en peignoir, l’air inquiet. Mais avant qu’elle n’ouvre, Pierre, son mari, est apparu derrière elle. J’ai entendu leur dispute étouffée à travers la porte :
— Claire, tu ne vas pas ouvrir à cette heure !
— C’est Julie, elle a besoin d’aide !
— Ce n’est pas notre problème. On ne va pas se mêler de leurs histoires de couple. Les enfants dorment, tu veux qu’ils se réveillent ?
J’ai senti mes jambes flancher. Claire a entrouvert la porte, les yeux pleins de larmes.
— Julie, je suis désolée… Pierre ne veut pas… Je…
Je l’ai suppliée du regard. Mais elle a refermé la porte, lentement, comme si elle me fermait aussi son cœur. J’ai entendu le verrou tourner. Les enfants m’ont regardée, perdus. J’ai senti la honte et la colère m’envahir. Comment pouvait-elle me laisser dehors, moi, sa meilleure amie, avec mes enfants ?
Nous avons marché encore, sans but. J’ai appelé ma sœur, Élodie. Elle n’a pas répondu. J’ai laissé un message : « Je t’en supplie, rappelle-moi. » J’ai pensé à ma mère, mais elle habite à l’autre bout de la France et ne comprend jamais rien à mes problèmes. « Tu exagères, Julie, Antoine t’aime, il est juste fatigué. »
Assise sur un banc, j’ai serré mes enfants contre moi. Paul s’est endormi sur mes genoux. Lucie pleurait en silence. Je me sentais coupable, impuissante, trahie par ceux qui auraient dû me protéger. J’ai pensé à rentrer, à m’excuser auprès d’Antoine, à faire comme si de rien n’était. Mais je savais que je ne pouvais plus. Cette nuit-là, il avait levé la main sur moi devant les enfants. C’était la première fois. Ou plutôt, la première fois qu’il allait si loin. Les mots blessants, les humiliations, les silences lourds, je les connaissais déjà. Mais là, il avait franchi une limite.
Au petit matin, j’ai emmené les enfants à la gare. J’ai acheté trois billets pour Paris avec l’argent qu’il me restait. Dans le train, Lucie m’a demandé :
— On va où, maman ?
— Chez une dame qui aide les mamans et les enfants, ma chérie. On va être en sécurité.
Je ne savais pas si c’était vrai. J’avais trouvé le numéro d’une association sur Internet, la veille, en cachette. J’ai envoyé un message. Quelques heures plus tard, une bénévole, Sophie, nous a accueillis dans un foyer discret, quelque part en banlieue. Elle nous a donné des vêtements propres, un petit-déjeuner chaud. J’ai pleuré, enfin, sans retenue.
Les jours suivants ont été un tourbillon d’angoisse et de démarches. Déposer plainte, raconter encore et encore ce qui s’était passé, expliquer aux enfants pourquoi on ne pouvait pas rentrer à la maison. Lucie ne parlait plus. Paul faisait des cauchemars. Moi, je survivais, portée par l’instinct.
Un soir, alors que je tentais d’endormir les enfants dans notre minuscule chambre du foyer, mon téléphone a vibré. C’était Claire. Je n’ai pas répondu. Elle a laissé un message : « Julie, je suis désolée, je n’ai pas eu le courage… Je pense à toi tous les jours. Pardonne-moi. »
Je n’ai pas su quoi répondre. La colère et la tristesse se mélangeaient en moi. J’aurais voulu lui hurler ma détresse, lui dire qu’elle avait brisé quelque chose d’irréparable. Mais au fond, je savais que Pierre n’était pas le seul responsable. Toute une société préfère détourner les yeux plutôt que d’affronter la violence qui se cache derrière les portes closes.
Aujourd’hui, cela fait six mois que nous avons fui. J’ai trouvé un petit appartement social à Montreuil. Les enfants vont à l’école. Je travaille à mi-temps dans une boulangerie. La vie est difficile, mais au moins, je n’ai plus peur le soir en rentrant chez moi.
Parfois, je repense à cette nuit-là. À la porte qui ne s’est pas ouverte. À tous ces regards qui se sont détournés. Est-ce que j’aurais fait la même chose à la place de Claire ? Pourquoi est-ce si difficile d’aider, d’écouter, de tendre la main ?
Et vous, qu’auriez-vous fait si une amie frappait à votre porte au milieu de la nuit ? Est-ce que la peur du scandale, du regard des autres, aurait été plus forte que l’amitié ?