Mon père a décidé de vivre à mes crochets pendant mon congé maternité : comment ai-je pu en arriver là ?

« Tu comprends, Camille, c’est mieux comme ça. Je garde ma retraite de côté, au cas où. Toi, tu es jeune, tu t’en sortiras. »

Sa voix résonne encore dans ma tête, froide et posée, comme si ce qu’il venait de dire était la chose la plus naturelle du monde. J’étais assise à la table de la cuisine, mon bébé dans les bras, encore en pyjama, les yeux cernés par les nuits blanches. Mon père, Jean, venait d’emménager chez moi depuis une semaine, soi-disant pour m’aider après l’accouchement. Mais très vite, j’ai compris que son idée de l’aide était bien différente de la mienne.

Tout a commencé il y a trois mois. J’étais enceinte de huit mois quand il m’a appelée : « Camille, je ne supporte plus la solitude à la maison. Et puis, avec la retraite, je me sens inutile. Je pourrais venir chez toi quelques temps ? » J’ai accepté sans réfléchir. Après tout, maman est partie il y a deux ans et papa n’a jamais vraiment surmonté son absence. Je me suis dit qu’on se soutiendrait mutuellement.

Mais dès son arrivée, tout a changé. Il ne faisait rien à la maison, passait ses journées devant la télé ou à lire le journal. Quand je lui demandais de m’aider avec le bébé ou de préparer un repas, il soupirait : « Je suis fatigué, Camille. Tu sais bien que je n’ai plus vingt ans. »

La première facture EDF est arrivée. Je l’ai posée sur la table en disant : « Papa, tu pourrais participer un peu ? » Il a haussé les épaules : « Je préfère garder ma pension pour les imprévus. Tu as ton congé maternité, non ? » J’ai senti une colère sourde monter en moi. Mon congé maternité… Comme si c’était des vacances !

Les semaines ont passé et la situation s’est aggravée. Je payais tout : les courses, le loyer, les factures… Même les petits plaisirs qu’il s’offrait – son vin préféré, ses magazines – finissaient sur mon ticket de caisse. Un soir, alors que je berçais Léa qui pleurait sans s’arrêter, j’ai craqué :

— Papa, tu ne trouves pas ça injuste ? Je viens d’accoucher, je suis épuisée et tu ne m’aides ni financièrement ni à la maison !

Il a levé les yeux vers moi, l’air blessé :

— Tu exagères, Camille. Je suis là pour toi ! Tu veux que je parte ?

J’ai eu honte sur le moment. Peur qu’il se sente rejeté. Mais au fond de moi, une petite voix criait que ce n’était pas normal.

Les jours suivants, j’ai essayé d’en parler à ma sœur, Sophie. Elle vit à Lyon et ne voit notre père qu’aux fêtes de famille.

— Tu sais comment il est depuis maman… Il n’a plus goût à rien. Mais c’est vrai que c’est abusé qu’il ne t’aide pas du tout !

Elle m’a conseillé d’imposer des limites :

— Dis-lui clairement ce que tu attends de lui. Sinon il ne changera jamais.

J’ai pris mon courage à deux mains un dimanche matin.

— Papa, il faut qu’on parle. Je ne peux plus tout assumer seule. Si tu veux rester ici, il faut que tu participes aux dépenses et que tu m’aides avec Léa.

Il s’est renfrogné :

— Tu veux me mettre dehors ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ?

J’ai failli éclater en sanglots. Pourquoi fallait-il toujours qu’il retourne la situation ? Pourquoi culpabilisait-il dès qu’on abordait l’argent ?

La tension est devenue insupportable à la maison. Léa ressentait tout ; elle pleurait plus souvent. Moi, je dormais mal, rongée par l’angoisse et la colère.

Un soir d’orage, alors que je préparais un biberon dans la pénombre (on avait eu une coupure d’électricité parce que j’avais oublié de payer la facture à temps), papa est entré dans la cuisine.

— Camille… Je crois que j’ai été égoïste. Mais j’ai peur pour l’avenir. J’ai peur de manquer…

J’ai posé le biberon et je me suis assise en face de lui.

— Et moi alors ? Tu crois que je n’ai pas peur ? J’élève ma fille seule, je n’ai plus maman pour me soutenir… J’aurais besoin que tu sois un père pour moi, pas une charge en plus.

Il a baissé les yeux. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai vu ses mains trembler.

— Je suis désolé… Je vais essayer de faire un effort.

Depuis cette nuit-là, les choses ont un peu changé. Papa participe aux courses – un peu – et il s’occupe parfois de Léa pour que je puisse dormir une heure ou deux. Mais il reste distant, comme s’il avait honte ou peur de perdre ce qu’il lui reste.

Je me demande souvent comment on en est arrivé là. Est-ce la société qui pousse nos aînés à se replier sur eux-mêmes ? Ou est-ce simplement la peur de vieillir seul et démuni qui rend les gens égoïstes ?

Parfois je me demande : est-ce à nous, les enfants, d’assumer tout le poids des générations précédentes ? Où commence l’amour filial et où finit le sacrifice ? Qu’en pensez-vous ?