Mon fils m’a demandé de partir vivre dans une cabane : j’ai refusé, mais à quel prix ?
« Maman, il faut qu’on parle. »
La voix de Paul résonne dans le salon, tranchante, presque étrangère. Je lève les yeux de mon tricot, le cœur battant. Il n’a pas ce ton d’habitude. Il se tient droit, les poings serrés, le regard fuyant. Derrière lui, la pluie martèle les vitres de mon appartement à Nantes.
« Je t’écoute, mon chéri. »
Il inspire profondément. « Avec Camille, on a réfléchi… Tu ne peux plus rester seule ici. C’est trop grand pour toi, trop cher. On a trouvé une solution : il y a une petite cabane à la campagne, près de Clisson. Ce serait parfait pour toi. »
Je sens la colère monter, sourde et brûlante. Une cabane ? Moi, Marie Lefèvre, 62 ans, institutrice retraitée, condamnée à finir mes jours dans une cabane ?
« Tu veux que je parte d’ici ? Que je quitte tout ce que j’ai construit ? » Ma voix tremble.
Paul soupire. « Ce n’est pas ça… Mais tu ne peux plus gérer tout ça toute seule. Et puis, tu serais près de la nature… »
Je me lève brusquement, la chaise grince sur le parquet. « Je ne suis pas une charge ! Je n’ai pas besoin qu’on m’exile ! »
Il baisse les yeux. « Ce n’est pas ce que je voulais dire… »
Mais je sais que c’est exactement ce qu’il pense. Depuis qu’il s’est marié avec Camille l’an dernier, il a changé. Il veut tout contrôler, tout organiser. Il croit savoir ce qui est bon pour moi.
Je repense à son enfance : ce petit garçon timide qui se cachait derrière mes jupes à la sortie de l’école. Son père nous a quittés quand il avait dix ans. J’ai tout sacrifié pour lui et son frère aîné, Antoine. Les nuits blanches à corriger des copies, les week-ends à courir entre les matchs de foot et les réunions parents-profs…
Et maintenant, il veut me reléguer au fond d’un bois.
Je serre les poings. « Écoute-moi bien, Paul. Je ne partirai pas d’ici. J’ai encore toute ma tête et mes jambes. Si tu t’inquiètes pour moi, je peux engager une aide-ménagère ou même payer quelqu’un pour faire les courses. Mais je ne veux pas de ta cabane ! »
Il reste silencieux un long moment. Puis il murmure : « Tu ne comprends pas… On ne peut pas t’aider financièrement. On a du mal avec le crédit de la maison et… Camille est enceinte. »
Le mot claque comme un coup de tonnerre.
« Enceinte ? »
Il hoche la tête, les yeux brillants d’émotion et d’inquiétude mêlées.
Je sens mes jambes fléchir. Un petit-enfant… Mon cœur se serre de joie et d’angoisse à la fois.
« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? »
Il hausse les épaules, gêné. « On voulait attendre… Mais là, on doit vraiment faire des choix. »
Je comprends alors : il ne s’agit pas seulement de moi, mais de leur avenir à eux aussi. Ils veulent récupérer mon appartement pour agrandir leur famille.
Je m’assois lentement, le souffle court.
« Paul… Je peux vous aider autrement. J’ai mis de l’argent de côté toute ma vie. Je peux vous donner un coup de pouce pour le bébé, ou même vous aider à rembourser un peu le crédit… Mais je ne veux pas partir d’ici. Pas encore. »
Il secoue la tête, agacé : « Tu refuses toujours de voir la réalité en face ! Tu t’accroches à tes souvenirs alors que tu pourrais être heureuse ailleurs ! »
La dispute éclate alors, violente, crue. Les mots dépassent la pensée :
« Tu es égoïste ! »
« Et toi, tu veux m’effacer de ta vie ! »
Les larmes me montent aux yeux mais je refuse de pleurer devant lui.
Il claque la porte en partant, me laissant seule avec le silence et la pluie.
Les jours suivants sont un supplice. Antoine m’appelle :
« Maman, Paul m’a dit pour la cabane… Tu sais que tu peux venir chez moi si ça ne va pas ? »
Mais Antoine vit à Paris avec sa femme et ses deux enfants dans un petit trois-pièces déjà trop étroit.
Je repense à ma propre mère, placée en maison de retraite contre son gré par ses frères et sœurs. Elle n’a jamais pardonné cette trahison. Est-ce donc ainsi que tout finit ? Les enfants qui décident pour leurs parents ?
Je croise Madame Dubois dans l’ascenseur :
« Vous avez l’air fatiguée, Marie… Tout va bien ? »
Je souris faiblement : « Oh vous savez… Les enfants veulent toujours notre bien, mais parfois ils oublient qu’on existe encore… »
Elle hoche la tête avec compassion : « C’est pareil chez moi… Ma fille veut que je parte vivre en Bretagne avec elle. Mais ici c’est chez moi ! »
Le soir venu, je regarde les photos accrochées au mur : Paul bébé dans mes bras, Antoine sur ses épaules lors d’un pique-nique au parc de Procé… Toute une vie entre ces murs.
Je décide alors d’écrire une lettre à Paul :
« Mon fils,
Je comprends tes inquiétudes et je t’aime plus que tout au monde. Mais je ne peux pas abandonner ma vie du jour au lendemain pour te faciliter la tâche. Je veux rester libre de mes choix tant que je le peux encore. Je suis prête à vous aider financièrement si cela peut vous soulager, mais je te demande de respecter mon besoin d’indépendance.
Ta maman qui t’aime. »
Les jours passent sans réponse.
Un matin, Camille m’appelle :
« Marie… Paul est inquiet pour toi mais il est aussi blessé. Il croit que tu refuses son aide par orgueil… »
Je soupire : « Ce n’est pas de l’orgueil… C’est juste que j’ai peur d’être oubliée là-bas, loin de tout ce que j’aime… »
Elle comprend, elle aussi a quitté sa famille pour venir vivre ici.
Finalement, Paul revient un dimanche après-midi.
Il s’assoit en face de moi, les yeux rougis.
« Je suis désolé, maman… J’ai eu peur pour toi et j’ai voulu tout régler sans te demander ton avis… »
Je prends sa main dans la mienne.
« On va trouver une solution ensemble, d’accord ? Mais promets-moi de ne plus jamais décider pour moi sans me parler… »
Il sourit faiblement : « Promis… »
Depuis ce jour-là, notre relation est différente : plus fragile mais aussi plus honnête.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos enfants grandissent sans vouloir nous effacer ? Et vous, auriez-vous accepté de partir vivre loin de tout pour soulager vos enfants ?