Ma mère n’a plus de maison : quand la famille éclate à la retraite

« Tu ne peux pas rester ici, Monique. Ce n’est plus chez toi. »

La voix de mon beau-père, tremblante mais ferme, résonne encore dans ma tête. Je n’oublierai jamais le regard de ma mère ce matin-là, debout dans l’entrée, sa valise à la main, les yeux rougis. J’ai cru qu’elle allait s’effondrer. Elle, si forte, si digne, qui avait tout donné pour cette maison, pour cet homme, pour nous. Et soudain, plus rien. Plus de place pour elle.

Je m’appelle Claire. J’ai 38 ans, deux enfants, un mari qui travaille trop et un appartement trop petit à Lyon. Mais la semaine dernière, j’ai accueilli ma mère. Parce qu’elle n’avait nulle part où aller. Parce que la maison qu’elle avait appelée « chez elle » pendant trente ans ne voulait plus d’elle.

Tout a commencé il y a quelques mois. Mon beau-père, Gérard, a eu un AVC. Depuis, il marche difficilement, parle peu, s’énerve vite. Ma mère s’est occupée de lui jour et nuit. Elle a tout sacrifié : ses sorties, ses amies, ses loisirs. Elle disait : « C’est normal, Claire. On s’est juré fidélité dans la maladie aussi. » Mais Gérard a changé. Il est devenu méfiant, amer. Il a commencé à lui reprocher tout et n’importe quoi : le café trop chaud, la télé trop forte, la lumière oubliée dans le couloir. Ma mère encaissait. Jusqu’au jour où il a appelé sa fille, Sophie.

Sophie, c’est sa fille d’un premier mariage. Elle vit à Annecy, ne vient jamais voir son père. Mais là, elle est arrivée comme une furie. « Papa n’est pas bien traité ici ! » Elle a fouillé la maison, interrogé ma mère comme une criminelle. J’étais furieuse. Ma mère a tout expliqué, montré les médicaments, les rendez-vous médicaux. Rien n’y faisait. Sophie a menacé d’appeler les services sociaux.

Le lendemain, Gérard a dit à ma mère qu’il voulait divorcer. Qu’il voulait que Sophie s’occupe de lui. Que la maison était à lui seul – héritée de ses parents – et qu’elle devait partir. Ma mère a pleuré toute la nuit. Moi aussi.

J’ai appelé mon frère, Thomas. Il vit à Bordeaux, il a dit : « Je ne peux pas venir, c’est compliqué avec le boulot. » Il a proposé de l’argent pour l’aider à se reloger. Mais ma mère ne voulait pas d’argent. Elle voulait juste rester chez elle.

Le jour du départ, j’ai vu ma mère ranger ses affaires dans deux valises. Elle a laissé derrière elle les rideaux qu’elle avait cousus, les albums photos, le fauteuil où elle lisait le soir. Elle n’a rien dit à Gérard. Elle a juste fermé la porte doucement.

Depuis une semaine, elle dort dans la chambre de ma fille. Elle se lève tôt, prépare le petit-déjeuner, fait semblant d’aller bien. Mais je la surprends parfois à regarder par la fenêtre, les yeux perdus. Elle ne parle pas de Gérard. Elle ne parle plus de rien.

Hier soir, je n’en pouvais plus. Je lui ai demandé : « Maman, tu veux qu’on attaque Gérard en justice ? Tu as des droits, tu sais. » Elle a haussé les épaules : « À quoi bon ? Je n’ai plus la force. Je veux juste qu’on me laisse tranquille. »

Je suis en colère. Contre Gérard, contre Sophie, contre mon frère qui ne fait rien. Mais aussi contre cette société qui laisse les femmes de la génération de ma mère tout perdre à la retraite : leur maison, leur statut, leur dignité. Ma mère a tout donné pour cette famille recomposée. Et aujourd’hui, elle n’a plus rien.

Ce matin, ma fille a demandé : « Mamie, tu vas rester longtemps avec nous ? » Ma mère a souri tristement : « Je ne sais pas, ma chérie. » Moi non plus, je ne sais pas.

Je me demande : combien de femmes comme ma mère vivent ça en silence ? Combien de familles explosent quand la maladie et la vieillesse arrivent ? Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page après avoir tout perdu ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?