Larmes sur le bitume : Mon histoire d’une famille brisée par un accident

— Papa, tu viens ? On va être en retard !

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, claire, impatiente, pleine de vie. Ce matin-là, je me souviens avoir couru dans l’appartement, cherchant mes clés, râlant contre le temps qui file. Ma femme, Sophie, préparait le café dans la cuisine, son visage fatigué mais doux. Camille, du haut de ses huit ans, sautillait déjà devant la porte d’entrée, son cartable trop grand sur le dos.

— Damien, fais attention sur la route, tu sais comment c’est devant l’école, m’a lancé Sophie en m’embrassant à la va-vite.

J’ai haussé les épaules. Comme chaque matin, je me suis dit que tout irait bien. Mais ce matin-là n’était pas comme les autres.

Le ciel était gris, la pluie tombait fine sur les trottoirs de notre petite ville de banlieue parisienne. Je tenais la main de Camille en traversant la rue devant l’école. Il y avait du monde, des parents pressés, des enfants qui riaient. Et puis ce bruit. Ce crissement de pneus. Ce hurlement métallique.

Tout est allé trop vite. Une voiture a déboulé à toute allure, grillant le feu rouge. J’ai senti la main de Camille m’échapper. J’ai hurlé son nom. Le choc. Le silence après le fracas.

Je me souviens m’être agenouillé sur le bitume froid, tenant le corps inerte de ma fille dans mes bras. Son cartable était ouvert, ses cahiers éparpillés dans une flaque d’eau sale. Les sirènes ont hurlé, les gens se sont attroupés. Mais tout ce que je voyais, c’était les yeux fermés de Camille et le sang qui se mêlait à la pluie.

Depuis ce jour, je revis la scène chaque nuit. Je me demande ce que j’aurais pu faire différemment. Pourquoi n’ai-je pas attendu une seconde de plus ? Pourquoi n’ai-je pas vu la voiture arriver ?

Sophie s’est enfermée dans le silence. Nous ne parlons plus que par bribes. Elle m’en veut, je le sens. Elle ne le dit pas, mais ses regards sont des reproches silencieux. Notre appartement est devenu un mausolée : les dessins de Camille sont restés accrochés au frigo, sa chambre intacte, comme si elle allait revenir.

Les jours ont passé dans une brume épaisse. La police est venue prendre ma déposition. L’homme qui conduisait était un cadre pressé, au téléphone, distrait. Il a plaidé l’inattention devant le tribunal. Six mois de suspension de permis et une amende dérisoire. J’ai hurlé à l’injustice dans la salle d’audience. On m’a demandé de me calmer.

Les voisins ont apporté des fleurs, des plats cuisinés. Mais rien ne comblait le vide. Ma mère m’a serré dans ses bras en pleurant :

— Damien, il faut que tu tiennes pour Sophie…

Mais comment tenir quand on a l’impression d’avoir tout perdu ?

Le soir, je m’assois sur le lit de Camille et je relis ses carnets d’école. Elle voulait devenir vétérinaire. Elle dessinait des chats partout. Parfois, j’entends encore son rire dans le couloir.

Un jour, j’ai surpris Sophie en train de ranger les affaires de Camille dans un carton. Je me suis mis à crier :

— Tu veux qu’on l’oublie ? Tu veux qu’on fasse comme si elle n’avait jamais existé ?

Elle a fondu en larmes :

— Je n’en peux plus de cette douleur ! Je veux juste respirer…

Nous nous sommes effondrés ensemble sur le sol, deux adultes brisés par l’absence d’un enfant.

La famille s’est divisée. Mon père m’a reproché d’avoir été distrait :

— Tu aurais dû faire plus attention !

Ma sœur Julie a pris ma défense :

— Ce n’est pas sa faute ! C’est ce chauffard qui a tout détruit !

Mais les mots ne réparent rien.

J’ai essayé de reprendre le travail à la mairie où je suis agent administratif. Mais chaque fois que je voyais un enfant passer devant la fenêtre, mon cœur se serrait. Mes collègues évitaient mon regard ou me lançaient des phrases maladroites :

— Il faut aller de l’avant…

Mais comment avancer quand on marche sur des souvenirs brisés ?

Un soir d’hiver, j’ai croisé le conducteur dans une boulangerie du quartier. Il a baissé les yeux en me voyant. J’ai senti la colère monter en moi comme une vague noire.

— Vous avez tué ma fille ! ai-je craché entre mes dents.

Il a bredouillé des excuses que je n’ai pas écoutées. Je suis sorti en claquant la porte.

La justice ne m’a pas rendu Camille. La société a repris son cours comme si rien ne s’était passé.

Aujourd’hui encore, chaque passage piéton me rappelle ce matin-là. Chaque rire d’enfant me transperce comme une lame.

Je me demande souvent : combien d’autres familles vivent ce cauchemar à cause d’un instant d’inattention ? Combien de vies brisées pour un texto envoyé trop vite ?

Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Peut-on vraiment pardonner l’impardonnable ?