La porte qui ne s’est jamais ouverte : le récit d’une mère au seuil de l’incompréhension
— Ouvre-moi, Paul, s’il te plaît… Je t’en supplie, c’est maman.
Ma voix tremblait dans la cage d’escalier glaciale de cet immeuble du 15ème arrondissement. Les brioches au fromage blanc, encore tièdes dans leur torchon, embaumaient mes mains. J’avais marché sous la pluie, le cœur battant, répétant dans ma tête ce que j’allais lui dire : « Je t’aime, tu me manques, pardonne-moi si j’ai mal fait. » Mais derrière la porte grise, rien. Pas un bruit, pas un souffle. Juste ce silence épais qui me collait à la peau depuis des mois.
Je me suis assise sur la première marche, les jambes coupées. J’ai posé le sachet à côté de moi et j’ai laissé couler les larmes que je retenais depuis trop longtemps. Comment en étions-nous arrivés là ? Paul, mon fils unique, mon soleil, celui pour qui j’avais tout sacrifié…
Je repensais à la dernière fois où nous nous étions parlé sans cris ni reproches. C’était il y a presque un an, à Noël. Il avait apporté une bouteille de vin, moi j’avais préparé son plat préféré : le gratin dauphinois comme sa grand-mère le faisait. On avait ri, on avait chanté « Douce nuit » comme quand il était petit. Puis il y a eu cette dispute stupide sur son travail — je m’inquiétais, c’est tout ! — et il a claqué la porte. Depuis, il ne répondait plus à mes appels, mes messages restaient sans réponse.
— Paul ! Je sais que tu es là… Je t’ai vu à la fenêtre tout à l’heure…
Un bruit de pas derrière la porte. Mon cœur s’est emballé. J’ai cru qu’il allait ouvrir, me serrer dans ses bras comme avant. Mais non. Un silence plus lourd encore.
Je me suis souvenue de ses mots : « Tu ne comprends rien à ma vie, maman ! Tu veux toujours tout contrôler ! » Peut-être avait-il raison. J’avais voulu le protéger de tout : des mauvaises fréquentations au lycée Henri-IV, des déceptions amoureuses avec Camille puis Sophie, de ce boulot d’ingénieur qu’il détestait mais que j’avais tant valorisé…
J’ai sorti mon téléphone. J’ai relu nos anciens messages : « Bonne nuit maman », « Merci pour le dîner », « T’es la meilleure ». Où était passé ce garçon tendre ? Où étais-je passée, moi ?
Une voisine est passée dans l’escalier. Elle m’a regardée avec pitié :
— Tout va bien, madame Girard ?
J’ai esquissé un sourire :
— Oui, oui… Juste une petite visite à mon fils.
Mais la honte me brûlait les joues. À mon âge — cinquante-huit ans — je n’aurais jamais imaginé quémander l’amour de mon propre enfant.
Je me suis souvenue de mon enfance à Limoges, de ma mère qui ne disait jamais « je t’aime » mais qui tricotait des pulls pour moi chaque hiver. Est-ce que j’étais devenue comme elle ? Trop pudique pour dire les choses ? Trop maladroite pour aimer sans blesser ?
Le temps passait. Les brioches refroidissaient. J’ai pensé à rentrer chez moi, à retrouver mon appartement vide où chaque pièce résonne de son absence. Mais je n’y arrivais pas. J’avais besoin de comprendre.
J’ai frappé une dernière fois :
— Paul… Je ne veux pas te déranger. Je voulais juste te dire que je t’aime. Que tu me manques. Que je suis désolée si je t’ai fait du mal…
Un sanglot m’a échappé malgré moi.
Soudain, la porte s’est entrouverte d’un centimètre. J’ai vu son œil fatigué, ses cheveux en bataille.
— Maman… Pourquoi tu fais ça ?
Sa voix était rauque, pleine de colère et de tristesse mêlées.
— Parce que je ne sais plus comment t’aimer sans te perdre…
Il a refermé la porte doucement.
Je suis restée là, hébétée. Je n’avais pas eu le courage d’insister davantage. J’ai laissé le sachet devant la porte et je suis descendue dans la rue mouillée.
Sur le chemin du retour, Paris me semblait hostile et gris. Les couples se tenaient la main sous les parapluies colorés ; moi, je serrais mon manteau sur ma solitude.
À la maison, j’ai posé mon téléphone sur la table et j’ai attendu un signe qui ne viendrait peut-être jamais.
Le soir venu, j’ai reçu un message : « Merci pour les brioches. » Rien d’autre.
Est-ce cela, être mère aujourd’hui ? Aimer sans retour ? Attendre derrière une porte qui ne s’ouvre plus ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette distance insupportable avec ceux que vous aimez le plus au monde ?