J’ai perdu mon journal intime… et quelqu’un a décidé de m’exposer au grand jour
— Tu as vu ce qu’ils ont publié ce matin ?
La voix de Camille résonne dans la cuisine, tranchante, presque étrangère. Je serre ma tasse de café si fort que mes jointures blanchissent. Je n’ose pas lever les yeux vers elle. Je sais déjà ce qu’elle va dire. Je sais déjà ce qu’ils ont publié.
Mon cœur bat à tout rompre. Je voudrais disparaître, me fondre dans le carrelage froid sous mes pieds. Depuis trois jours, chaque matin, un nouveau secret apparaît sur ce mystérieux compte Instagram : « Vérités cachées de la rue des Lilas ». Et chaque matin, c’est un morceau de moi qu’on arrache, qu’on expose, qu’on piétine.
— C’est toi qui as écrit ça ? demande Camille, sa voix tremblante d’incompréhension et de colère mêlées.
Je ferme les yeux. Je revois mon journal, ce vieux carnet à la couverture en cuir bleu, usé par les années et les confidences. Je l’ai perdu il y a une semaine. Je croyais l’avoir oublié chez mon père à Montreuil, ou peut-être dans le métro. Mais au fond, je savais déjà : quelqu’un l’avait trouvé. Et ce quelqu’un avait décidé de me punir.
— Réponds-moi, Léa !
Je relève enfin la tête. Camille me fixe, les yeux rouges, le visage fermé. Elle a lu le dernier post : « J’ai toujours été jalouse de ma meilleure amie Camille. Parfois, j’aurais voulu qu’elle disparaisse pour que je puisse enfin briller. »
Je voudrais hurler que ce n’était qu’une pensée fugace, une ombre passagère dans une nuit de doute. Mais comment expliquer à Camille que le journal était mon exutoire, mon miroir déformant ? Que j’y déposais mes peurs pour mieux les oublier ?
— Oui… c’est moi qui ai écrit ça. Mais ce n’est pas ce que tu crois…
Camille se lève brusquement, sa chaise grince sur le carrelage. Elle attrape son sac et claque la porte sans un mot. Le silence retombe, lourd comme un couvercle sur une marmite bouillante.
Je reste là, seule avec ma honte et ma peur. Qui fait ça ? Qui s’amuse à détruire ma vie morceau par morceau ?
Le téléphone vibre. Un message de Maman : « Léa, il faut qu’on parle. »
Je sens la panique monter. Maman… Elle aussi a dû lire le post d’hier soir : « Parfois, j’ai l’impression que ma mère m’aime moins que mon frère. »
Je me revois petite fille, cherchant son regard dans la foule des parents à la sortie de l’école, espérant un sourire qui ne venait pas toujours. J’ai écrit ces mots un soir de tristesse, persuadée que personne ne les lirait jamais.
Je sors dans la rue, l’air frais me gifle le visage. Les voisins me regardent différemment depuis quelques jours. Madame Dupuis détourne les yeux en promenant son chien. Monsieur Laurent me lance un sourire gêné.
Je croise Paul, mon frère. Il s’arrête net.
— C’est vrai ce que tu as écrit sur moi ? Que tu m’en veux d’avoir réussi là où tu as échoué ?
Sa voix est douce mais blessée. Je voudrais lui dire que non, que j’ai toujours été fière de lui, même si parfois la jalousie me rongeait en silence.
— Paul… je suis désolée… Je ne voulais pas que tu lises ça…
Il secoue la tête et s’éloigne sans un mot.
Je rentre chez moi en tremblant. Je m’enferme dans ma chambre et relis mentalement chaque page de mon journal : mes amours ratés, mes peurs d’adulte qui doute de tout, mes colères contre la société, contre moi-même… Tout est là, exposé au grand jour.
Le soir tombe. Je n’ai plus faim. Je n’ai plus envie de rien. Je me connecte sur Instagram et je vois le nombre de followers du compte grimper en flèche. Les gens commentent, spéculent sur mon identité. Certains rient, d’autres jugent.
Un message privé arrive : « Tu veux savoir qui je suis ? »
Mon sang se glace. Je réponds d’une main tremblante : « Oui… Pourquoi tu fais ça ? »
La réponse ne tarde pas : « Parce que tu crois que tu peux tout écrire sans conséquences. Parce que tu caches trop bien qui tu es vraiment. »
Je relis ces mots encore et encore. Qui peut me haïr à ce point ? Qui connaît assez bien ma vie pour comprendre mes failles ?
Je pense à tous ceux à qui j’ai confié un bout de moi : Camille, Paul, Maman… Mais aussi Julie du lycée, avec qui j’ai coupé les ponts après une dispute stupide ; Thomas, mon ex qui n’a jamais digéré notre rupture ; ou même Chloé, ma collègue jalouse de mes promotions.
La nuit est longue. Je ne dors pas. Je tourne en rond dans ma chambre comme une bête traquée.
Le lendemain matin, je décide d’agir. J’imprime tous les posts publiés et je vais au commissariat du quartier.
— Vous comprenez, c’est toute ma vie privée qui est exposée…
Le policier me regarde avec compassion mais hausse les épaules :
— Tant qu’il n’y a pas de menace directe ou d’usurpation d’identité… c’est compliqué.
Je repars plus seule encore qu’avant.
Les jours passent et chaque publication est une nouvelle gifle. Ma famille ne me parle plus vraiment. Camille m’a bloquée partout. Au travail, les collègues murmurent dans mon dos.
Un soir, alors que je rentre chez moi sous la pluie battante, je trouve une enveloppe glissée sous ma porte. À l’intérieur : une page arrachée de mon journal avec ces mots soulignés en rouge : « Tu ne mérites pas d’être aimée si tu caches autant de choses aux autres. »
Je m’effondre sur le sol en sanglots.
Mais au fond de cette douleur naît une colère nouvelle : pourquoi devrais-je avoir honte d’avoir des pensées sombres ? Pourquoi devrais-je être punie pour avoir osé écrire ce que je n’osais dire à personne ?
Le lendemain matin, je décide de publier moi-même un message sur Facebook :
« Oui, c’est mon journal intime qui circule depuis quelques jours. Oui, j’ai eu des pensées moches parfois, comme tout le monde. Mais ce sont MES pensées privées et personne n’a le droit de me juger pour ça ni de les utiliser contre moi. »
Les réactions affluent : certains me soutiennent, d’autres m’accusent d’avoir blessé mes proches par mes mots secrets.
Mais au moins maintenant, c’est moi qui reprends la parole.
Aujourd’hui encore je me demande : avons-nous tous des secrets inavouables ? Est-ce qu’on mérite vraiment d’être jugés pour nos pensées les plus intimes ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?