« J’ai élevé ma petite-fille pendant 12 ans, croyant que sa mère était partie à l’étranger » : Le jour où la vérité a tout bouleversé

« Tu sais, Mamie… Je crois que tu dois savoir la vérité. »

La voix de Camille tremblait, et dans ses yeux, je lisais une détresse que je n’avais jamais vue. Nous étions assises dans la cuisine, la lumière du soir dessinant des ombres sur les murs. Je venais de sortir le gratin du four, comme chaque jeudi. Mais ce jeudi-là, tout a basculé.

Douze ans plus tôt, la police avait déposé Camille chez moi. Trois ans à peine, des boucles blondes emmêlées, les joues salées de larmes. On m’avait dit qu’Élodie, ma fille unique, était partie travailler en Suisse pour « quelques mois », le temps de se remettre sur pied. J’y ai cru. J’ai voulu y croire. J’ai répété cette histoire à Camille chaque fois qu’elle demandait où était sa maman : « Elle travaille dur pour toi, ma chérie. Elle t’aime très fort. »

Les années ont passé. Camille a grandi dans notre petit appartement de Tours, entre les allers-retours à l’école Jean-Jaurès et les goûters chez la voisine, Madame Lefèvre. J’ai tout fait pour qu’elle ne manque de rien. Je me suis privée pour lui offrir des vacances à La Rochelle, des livres, des vêtements neufs. Je me suis battue avec l’administration pour obtenir une bourse scolaire. Je me suis même disputée avec mon frère, Gérard, qui trouvait que j’étais « trop vieille pour recommencer à élever un enfant ».

Mais ce soir-là, devant son assiette refroidie, Camille m’a regardée droit dans les yeux :

— Mamie… Tu ne t’es jamais demandé pourquoi maman ne t’appelait jamais ? Pourquoi elle n’a jamais envoyé de lettres ?

J’ai senti mon cœur se serrer. Bien sûr que je m’étais posé la question. Mais j’avais toujours trouvé une excuse : le travail, la fatigue, la distance…

— Elle est très occupée, tu sais bien…

Camille a secoué la tête.

— Non, Mamie. Ce n’est pas ça. J’ai cherché sur Internet… J’ai trouvé des choses.

Elle a sorti son téléphone et m’a montré un article de journal local : « Une mère condamnée pour abandon d’enfant ». Le nom d’Élodie y figurait en toutes lettres. Elle n’était jamais partie à l’étranger. Elle avait été condamnée à trois ans de prison avec sursis pour m’avoir laissée seule dans un appartement insalubre.

J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi tu m’as menti ?

Sa voix s’est brisée. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.

— Je voulais te protéger… Je voulais te donner une image positive de ta mère…

Mais au fond de moi, je savais que c’était aussi pour me protéger moi-même. Pour ne pas affronter l’échec d’avoir élevé une fille qui avait abandonné son propre enfant.

Camille a pleuré longtemps ce soir-là. Moi aussi. Nous avons parlé jusqu’au milieu de la nuit. Elle m’a raconté comment elle avait toujours senti qu’on lui cachait quelque chose ; comment elle avait fouillé dans mes papiers, interrogé ses professeurs, cherché des réponses sur Internet.

Le lendemain matin, tout semblait différent. Le silence entre nous était lourd. Je me suis surprise à observer Camille comme si je la découvrais pour la première fois : une adolescente forte, mais blessée par le mensonge.

Les semaines suivantes ont été difficiles. Camille s’est renfermée sur elle-même. À l’école, ses notes ont chuté. Elle ne voulait plus aller aux répétitions de théâtre ni voir ses amies. Un soir, elle a crié :

— Tu n’es pas ma mère ! Tu n’avais pas le droit de décider pour moi !

J’ai encaissé le coup sans répondre. Comment lui expliquer que j’avais fait tout cela par amour ? Que j’avais eu peur qu’elle souffre encore plus si elle connaissait la vérité ?

Un dimanche matin, Gérard est venu me voir.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Lucienne. Il faut que tu demandes de l’aide.

Il avait raison. J’ai pris rendez-vous avec une assistante sociale et un psychologue familial. Ensemble, nous avons commencé un travail difficile : reconstruire la confiance entre Camille et moi.

Petit à petit, elle a accepté de me parler à nouveau. Un jour, elle m’a demandé si elle pouvait écrire une lettre à Élodie.

— Je veux comprendre pourquoi elle m’a laissée…

Je lui ai donné l’adresse que j’avais gardée au fond d’un tiroir depuis toutes ces années. Quelques semaines plus tard, une réponse est arrivée : une lettre courte, maladroite, mais sincère. Élodie disait regretter son geste, expliquait sa détresse à l’époque et sa honte aujourd’hui.

Camille a pleuré en lisant ces mots mais elle a dit :

— Au moins maintenant je sais.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait de cacher la vérité aussi longtemps. Peut-on vraiment protéger quelqu’un en lui mentant ? Ou est-ce qu’on ne fait que retarder la douleur ?

Je regarde Camille qui s’apprête à passer le bac cette année et je me dis : « Est-ce que l’amour suffit à réparer les blessures du passé ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? »