Il est revenu après dix ans d’absence… Dois-je lui ouvrir la porte ou la refermer à jamais ?
« Maman, tu ne vas pas lui ouvrir, hein ? » La voix de Camille tremble, mais son regard est dur. Derrière elle, Antoine serre les poings, prêt à défendre notre foyer comme il l’a fait depuis qu’il a dix-sept ans. Je reste figée devant la porte, le cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. De l’autre côté, j’entends Paul frapper encore, plus doucement cette fois, comme s’il avait peur de déranger. Dix ans. Dix ans sans nouvelles, sans un mot, sans un euro pour les enfants. Dix ans à reconstruire ma vie sur les ruines de notre famille éclatée.
Je me souviens de ce matin-là, il y a une éternité. Paul avait préparé ses valises en silence, évitant mon regard. « Je dois partir, Claire. Je dois suivre ce que je ressens. » J’avais cru mourir sur place. Les enfants dormaient encore. Il n’a pas voulu les réveiller. Il est parti comme un voleur, me laissant seule avec deux enfants et un crédit sur le dos. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ce jour-là. Mais je me suis relevée. J’ai trouvé un travail à la mairie de Dijon, j’ai appris à bricoler, à réparer la chaudière, à consoler mes enfants quand ils demandaient où était leur père.
Les années ont passé. Camille a grandi trop vite, Antoine s’est endurci. Les anniversaires sans lui, les Noël où il manquait toujours une chaise à table… J’ai fait de mon mieux pour qu’ils ne manquent de rien, mais je sais que je n’ai pas pu combler ce vide. Parfois, la nuit, je me demandais où il était, s’il pensait à nous. Mais jamais je n’aurais cru le revoir ici, devant notre porte.
« Claire… s’il te plaît… » Sa voix est rauque, fatiguée. Je pose la main sur la poignée. Camille me retient : « Il n’a qu’à repartir d’où il vient ! » Antoine crache : « Il n’est plus rien pour nous ! » Je ferme les yeux. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. Dix ans d’absence… Peut-on vraiment revenir comme si de rien n’était ?
J’ouvre la porte. Paul est là, amaigri, les cheveux grisonnants, le manteau élimé. Il baisse les yeux : « Je n’ai nulle part où aller… Je suis désolé… » Je voudrais le gifler, hurler toute ma douleur. Mais je reste muette. Les enfants reculent dans le couloir.
« Pourquoi tu reviens maintenant ? » Ma voix tremble malgré moi.
Il hésite : « J’ai tout perdu… Le travail à Lyon… La femme avec qui je suis parti… Elle m’a laissé tomber quand j’ai été licencié… Je n’ai plus rien… Je me suis rendu compte que j’avais tout gâché… »
Je sens mes jambes fléchir. Est-ce pour ça qu’il revient ? Parce qu’il n’a plus d’autre choix ?
Camille explose : « Tu crois qu’on va t’accueillir comme ça ? Après tout ce que tu nous as fait ? »
Paul baisse la tête : « Je comprends ta colère… Je ne demande pas pardon… Je veux juste… voir si vous pouvez me laisser une chance… »
Antoine s’avance : « Tu veux une chance ? Où étais-tu quand maman pleurait tous les soirs ? Quand j’ai dû arrêter le foot parce qu’on n’avait plus d’argent ? Quand Camille a fait sa crise d’angoisse au collège ? Tu étais où ? »
Paul ne répond pas. Il pleure en silence. Je sens mon cœur se serrer. J’ai tant rêvé de ce moment où il reviendrait s’excuser… Mais maintenant qu’il est là, je ne sais plus quoi faire.
Les voisins passent dans le couloir de notre immeuble HLM et jettent des regards curieux. Je sens la honte monter en moi. Toute ma vie, j’ai essayé de garder la tête haute malgré tout. Et voilà que le passé revient frapper à ma porte.
Je laisse Paul entrer dans l’entrée glaciale. Les enfants montent dans leur chambre en claquant la porte.
Paul s’assoit sur le vieux canapé et regarde autour de lui : « Tu as bien tenu la maison… »
Je m’assois en face de lui : « Pourquoi tu es vraiment revenu ? Pour toi ou pour nous ? »
Il hésite : « Pour vous… et pour moi aussi… J’ai compris trop tard ce qui comptait vraiment… »
Le silence s’installe. Je repense à toutes ces années où j’ai dû être forte pour deux. À toutes ces nuits blanches à me demander si j’avais raté ma vie.
« Tu sais que les enfants ne te pardonneront peut-être jamais ? »
Il hoche la tête : « Je le sais… Mais je veux essayer… Même si ça prend du temps… »
Je regarde ses mains abîmées par le travail ou par la misère – je ne sais pas – et je sens une larme couler sur ma joue.
« Tu peux rester ici quelques jours… Mais c’est tout ce que je peux te donner pour l’instant. »
Il souffle un merci à peine audible.
Le soir venu, je monte voir Camille et Antoine. Ils sont assis sur le lit, silencieux.
« Je ne vous demande pas de lui pardonner », dis-je doucement. « Mais il a besoin d’aide… Et peut-être que nous aussi, on a besoin de comprendre ce qui s’est passé pour avancer… »
Camille détourne les yeux : « Il n’est plus mon père. » Antoine serre les dents : « S’il reste trop longtemps, c’est moi qui pars. »
Je descends dans le salon et regarde Paul dormir sur le canapé, recroquevillé comme un enfant perdu.
Dans le silence de la nuit, je me demande : Peut-on vraiment reconstruire ce qui a été brisé si longtemps ? Le pardon est-il possible quand la douleur est encore si vive ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?