Dans les yeux de mon ancienne amie : une rencontre bouleversante dans un bus parisien
« Arrêtez de me regarder comme ça, je vous ai dit que tout va bien ! » La voix de Camille, sèche, résonne dans le bus 96, un mardi soir de novembre. Je sursaute, prise au dépourvu. Elle ne me reconnaît pas, ou fait semblant. Mais moi, je n’ai aucun doute : ces yeux-là, je les ai connus, aimés, partagés mille secrets avec eux, il y a vingt ans, dans la cour du lycée Voltaire. Camille, mon amie d’enfance, celle que j’ai abandonnée sans un mot, le jour où sa vie a commencé à s’effondrer.
Je m’appelle Sophie. J’ai 38 ans, une vie rangée, un mari, deux enfants, un boulot de prof d’histoire dans le 20e. Mais ce soir-là, tout bascule. Je suis montée dans ce bus pour rentrer chez moi, fatiguée, la tête pleine de copies à corriger. Et puis, ce regard. Ce visage marqué, vieilli, les cernes, la lèvre fendue. Camille. Je n’ai pas réfléchi, j’ai foncé m’asseoir à côté d’elle.
« Camille… c’est bien toi ? »
Elle détourne la tête, serre son sac contre elle. « Vous devez vous tromper. »
Mais je connais ce ton, cette façon de se protéger derrière une carapace. Je me souviens de ses silences, de ses colères, de ses rires aussi. Je me souviens surtout du jour où elle m’a appelée en pleurs, il y a quinze ans, pour me dire que son père avait frappé sa mère. J’avais eu peur. Peur de m’impliquer, peur de la douleur des autres. J’avais coupé court, prétextant un devoir à rendre. Je ne lui ai plus jamais reparlé.
Le bus s’arrête à Belleville. Elle se lève brusquement. Je la suis, sans réfléchir. « Camille, attends ! » Elle accélère le pas, traverse la rue, s’engouffre dans une ruelle sombre. Je cours derrière elle, essoufflée, le cœur battant.
« Laisse-moi tranquille ! » Elle se retourne, les yeux pleins de larmes et de rage. « Pourquoi tu reviens maintenant ? Tu veux quoi ? Voir ce que je suis devenue ? Te donner bonne conscience ? »
Je reste sans voix. Elle a raison. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ai-je fui à l’époque ?
« Je… Je suis désolée, Camille. Je n’ai pas su comment t’aider. J’étais lâche. Mais je veux être là maintenant. »
Elle éclate en sanglots, s’effondre contre un mur tagué. Je m’approche doucement, pose ma main sur son épaule. Elle ne me repousse pas.
« Il me frappe, Sophie. Comme mon père frappait ma mère. J’ai honte. Je croyais que je serais plus forte… »
Je sens ma gorge se serrer. Les mots me manquent. Je pense à toutes ces années où j’ai fait semblant de ne pas voir la souffrance des autres, où j’ai préféré le confort de mon petit monde.
« Tu n’es pas seule, Camille. Viens chez moi ce soir. On appellera une association demain matin. Tu n’as rien à prouver à personne. »
Elle hoche la tête, épuisée. Nous marchons en silence jusqu’à mon appartement. Mon mari, Pierre, ouvre la porte, surpris. Je lui explique brièvement. Il prépare du thé pendant que Camille s’installe sur le canapé.
La nuit est longue. Camille parle peu, mais je sens qu’elle se détend peu à peu. Au petit matin, je l’accompagne au commissariat du 20e. Elle tremble, mais elle tient bon. Je reste à ses côtés pendant qu’elle raconte son histoire à une policière bienveillante.
Les semaines suivantes sont difficiles. Camille s’installe chez nous. Mes enfants l’adorent. Pierre aussi. Mais elle a du mal à dormir, sursaute au moindre bruit. Un soir, elle me confie :
« Tu sais, parfois je me dis que je ne mérite pas d’être heureuse. Que tout ça, c’est ma faute… »
Je la prends dans mes bras. « Non, Camille. Ce n’est pas ta faute. Tu as le droit d’être aimée, respectée. »
Peu à peu, elle reprend goût à la vie. Elle trouve un travail dans une librairie du quartier. Elle commence une thérapie. Un jour, elle me dit :
« Merci d’être revenue vers moi. Si tu n’avais pas insisté ce soir-là… Je ne sais pas si je serais encore là aujourd’hui. »
Je souris, les larmes aux yeux. Moi aussi, j’ai changé. J’ai compris que le silence tue, que l’indifférence est une forme de violence.
Aujourd’hui, Camille va mieux. Nous avons retrouvé notre complicité d’autrefois. Mais je ne peux m’empêcher de me demander : combien de femmes croisées chaque jour dans le métro, dans la rue, cachent des blessures semblables ? Combien d’amitiés perdues pourraient être sauvées par un simple geste ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Auriez-vous eu le courage de tendre la main… ou seriez-vous restés spectateurs ?