« Paul, promets-moi que tu t’occuperas de Camille… » – Le dernier souffle de maman a bouleversé ma vie
« Paul, promets-moi que tu t’occuperas de Camille… »
La voix de maman, rauque, presque éteinte, résonne encore dans ma tête. Les néons froids de l’hôpital Édouard-Herriot à Lyon me brûlaient les yeux, mais c’est la peur qui me paralysait. Je serrais la main de maman, si fine qu’on aurait dit du papier froissé. Camille, ma petite sœur de dix ans, dormait sur la chaise en plastique, la tête posée sur mes genoux. Elle respirait difficilement, comme toujours depuis sa naissance.
« Paul… tu me le promets ? »
J’ai hoché la tête, incapable de parler. Comment dire non à une mère qui s’éteint ? Comment refuser de protéger sa propre sœur ?
Le lendemain matin, maman est partie. Et moi, à vingt-quatre ans, je suis devenu le tuteur légal de Camille. Notre père ? Parti depuis des années, sans laisser d’adresse. Les oncles et tantes ? Trop occupés, trop loin, trop lâches. Nous étions seuls.
Au début, j’ai cru que je pourrais tout gérer. J’ai mis mes études de droit entre parenthèses pour travailler comme serveur dans un bistrot du Vieux Lyon. Les factures s’accumulaient. Camille avait besoin de soins constants : kiné, rendez-vous à l’hôpital, médicaments hors de prix. Je courais partout, le cœur serré à chaque fois que je devais demander une avance à mon patron.
Un soir, alors que je rentrais épuisé, j’ai trouvé Camille assise dans le noir.
— Tu vas encore partir ce soir ?
Sa voix tremblait. J’ai senti la colère monter.
— Camille, tu sais bien que je n’ai pas le choix ! Si je ne travaille pas, on n’aura plus rien !
Elle a baissé les yeux. J’ai vu ses épaules frêles se soulever. J’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle s’est éloignée.
— Tu n’es jamais là…
Cette phrase m’a transpercé. J’avais l’impression de tout faire pour elle, mais ce n’était jamais assez. Les semaines passaient. Je m’épuisais au travail, je dormais à peine. Les professeurs de Camille m’appelaient : « Elle est fatiguée, elle s’endort en classe… » Je n’osais pas leur dire que je n’arrivais plus à suivre.
Un jour, la directrice du collège m’a convoqué.
— Paul, il faut qu’on parle de Camille. Elle a besoin d’un suivi spécialisé. Vous ne pouvez pas tout faire seul.
J’ai senti la honte m’envahir. Je me suis défendu comme j’ai pu.
— Je fais de mon mieux…
— Ce n’est pas suffisant. Vous avez pensé à une famille d’accueil ?
J’ai claqué la porte. Jamais je ne laisserai Camille à des inconnus ! Mais le doute s’est insinué en moi. Et si je n’étais pas à la hauteur ?
Les disputes avec Camille se multipliaient. Elle voulait sortir avec ses amies, aller au cinéma, vivre comme une adolescente normale. Moi, j’étais obsédé par les rendez-vous médicaux, les papiers administratifs, la peur du lendemain.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la Croix-Rousse, Camille a disparu. J’ai paniqué. J’ai appelé tous ses amis, fouillé les rues glacées. Je l’ai retrouvée sur les quais du Rhône, grelottante.
— Pourquoi tu fais ça ? Tu veux me rendre fou ?
Elle m’a regardé avec des yeux pleins de larmes.
— Je veux juste vivre…
J’ai compris ce soir-là que je l’étouffais autant que je voulais la protéger.
Les mois ont passé. J’ai accepté l’aide d’une assistante sociale, d’une infirmière à domicile. J’ai repris mes études par correspondance. Camille a recommencé à sourire, un peu. Mais je voyais bien que je n’étais plus le frère complice d’avant. J’étais devenu un adulte fatigué, rongé par la culpabilité et la peur de mal faire.
Un jour, alors que je révisais pour un examen, Camille est venue s’asseoir près de moi.
— Tu te souviens quand on allait au parc avec maman ?
J’ai souri tristement.
— Oui… On faisait des courses de trottinette.
— Tu crois qu’elle serait fière de nous ?
J’ai senti les larmes monter.
— Je ne sais pas… Peut-être qu’elle voudrait juste qu’on soit heureux.
Aujourd’hui, Camille va mieux. Elle a seize ans, elle rêve de devenir illustratrice. Moi, j’ai enfin obtenu ma licence de droit. Mais je me demande souvent : ai-je sacrifié ma vie pour elle ? Ou bien est-ce elle qui a sacrifié son enfance pour mes peurs d’adulte ?
Est-ce qu’on peut vraiment être frère, tuteur et rester soi-même ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?