Dans l’ombre du silence : Le cri d’Élise, fille oubliée
« Tu pourrais au moins faire un effort pour Camille ce soir ! » La voix de mon père résonne dans le couloir, sèche, tranchante. Je serre les poings, plantée devant la porte de ma chambre, le cœur battant trop fort. Ce soir, c’est l’anniversaire de Camille, ma demi-sœur, et comme toujours, toute la maison tourne autour d’elle. Moi, Élise, je suis l’ombre qui passe, celle dont on oublie le prénom quand il faut faire une liste d’invités ou acheter un gâteau.
Je n’ai pas toujours été invisible. Avant que maman parte — non, avant qu’elle meure — j’existais. Elle me voyait. Elle me disait que j’étais spéciale, que j’avais une voix à faire entendre. Mais depuis ce matin d’octobre où elle a fermé les yeux à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, tout s’est effondré. Papa s’est enfermé dans son bureau, et puis il a rencontré Sophie. Sophie et sa fille Camille sont arrivées avec leurs valises et leurs sourires parfaits. Camille a tout de suite su comment plaire : elle riait fort, elle aidait à mettre la table, elle avait des notes brillantes et des cheveux blonds qui brillaient au soleil.
Moi ? Je me suis tue. J’ai appris à marcher sur la pointe des pieds pour ne pas déranger. J’ai appris à ravaler mes larmes quand papa oubliait de venir à mes spectacles de théâtre ou quand il félicitait Camille pour ses dessins accrochés sur le frigo alors que les miens finissaient à la poubelle.
Ce soir-là, pendant que tout le monde chante « Joyeux anniversaire » autour du gâteau de Camille, je reste en retrait. Sophie me lance un regard gêné : « Tu veux une part, Élise ? » Je hoche la tête sans répondre. Papa ne me regarde même pas. Il pose sa main sur l’épaule de Camille et lui murmure quelque chose à l’oreille. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire.
Plus tard, dans ma chambre, j’entends les rires en bas. J’ouvre mon journal intime :
« Pourquoi personne ne me voit ? Est-ce que je suis si différente ? Est-ce que maman me verrait encore si elle était là ? »
Le lendemain matin, je croise Camille dans la salle de bain. Elle sourit : « Tu viens au lycée avec moi ? » Sa voix est douce mais je sens qu’elle se force. Je secoue la tête : « Non merci. » Elle hausse les épaules et s’en va. Je me regarde dans le miroir : cheveux bruns en bataille, cernes sous les yeux. Rien à voir avec elle.
Au lycée, je m’assois au fond de la classe. Mon prof de français, Monsieur Laurent, m’interpelle : « Élise, tu as lu le texte pour aujourd’hui ? » Je bredouille un « oui », mais il ne m’écoute déjà plus. À la récréation, je reste seule sous le préau pendant que les autres discutent du dernier match du PSG ou des vacances à Biarritz.
Un jour, alors que je rentre plus tôt que prévu, j’entends Sophie parler à papa dans la cuisine :
— Tu devrais passer plus de temps avec Élise. Elle va mal.
— Elle exagère tout le temps… Elle n’a jamais été facile.
— Elle a perdu sa mère !
— Et moi aussi !
Je retiens mon souffle. J’aimerais hurler : « Ce n’est pas pareil ! Toi tu as Sophie maintenant ! Moi je n’ai personne ! » Mais je ne dis rien. Je monte dans ma chambre et j’écris encore.
Les semaines passent. Un soir d’hiver, alors que je rentre du théâtre — mon seul refuge — je trouve Camille assise sur mon lit.
— Tu m’en veux ?
Je la regarde sans comprendre.
— Pour papa… Pour tout ça…
Je hausse les épaules.
— Ce n’est pas ta faute si tout le monde t’adore.
Elle baisse les yeux.
— Je ne suis pas aussi heureuse que tu crois…
Un silence lourd s’installe. Puis elle murmure :
— Parfois j’aimerais être invisible moi aussi…
Je sens mes défenses tomber un peu. On reste là sans parler longtemps.
Quelques jours plus tard, c’est mon anniversaire. Personne n’y pense. Ni papa ni Sophie ni même Camille. Je passe la journée à attendre un signe qui ne vient pas. Le soir venu, je descends dans la cuisine pour me servir un verre d’eau et je trouve une petite boîte sur la table avec mon prénom écrit dessus d’une écriture maladroite : celle de Camille.
À l’intérieur, un bracelet en perles et un mot : « Pour que tu te souviennes que tu comptes pour moi. »
Je fonds en larmes. Camille entre dans la pièce et me serre dans ses bras sans rien dire.
Ce soir-là, papa rentre tard. Il me trouve assise dans le salon avec Camille endormie contre moi.
— Élise… Je suis désolé…
Sa voix tremble. Il s’assoit près de moi.
— Je n’ai pas su comment t’aimer après… après tout ça… Mais tu comptes pour moi aussi.
Je voudrais lui croire mais il faudra du temps.
Aujourd’hui encore, il y a des jours où je me sens invisible. Mais j’ai compris que ma voix existe — même si elle tremble parfois — et qu’il y aura toujours quelqu’un pour l’entendre si j’ose parler.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont oubliés ? Est-ce qu’on finit par trouver sa place même quand on a grandi dans l’ombre ? Qu’en pensez-vous ?