À trente ans, prisonnière de ma mère : Pourquoi ne me laisse-t-elle pas aimer ?
« Tu ne sortiras pas ce soir, Camille. »
La voix de ma mère résonne dans le couloir, sèche, tranchante comme une lame. Je serre la poignée de la porte de ma chambre, les jointures blanchies par la colère. J’ai trente ans. Trente ans, et je vis encore ici, dans cet appartement trop petit de la Croix-Rousse à Lyon, coincée entre les murs tapissés de souvenirs d’enfance et les regards inquisiteurs de mes parents.
« Maman, s’il te plaît… Ce n’est qu’un dîner avec Julien. »
Elle lève les yeux au ciel, croise les bras sur sa poitrine. « Julien n’est pas fait pour toi. Tu vas encore rentrer tard, tu sais bien que ton père s’inquiète. »
Mon père, silencieux comme toujours, lit son journal dans le salon. Il ne dit rien, mais je sens son approbation tacite pour chaque mot de ma mère. Depuis que j’ai rencontré Julien il y a un an – un professeur d’histoire passionné, drôle, tendre – ma vie est devenue un champ de bataille. Ma mère ne supporte pas l’idée que je puisse aimer quelqu’un qui n’est pas « du même monde », comme elle dit. Julien vient d’une famille modeste de la banlieue lyonnaise ; il n’a pas fait Sciences Po comme elle l’aurait voulu pour moi. Il n’a pas le « bon » métier, ni les « bonnes » fréquentations.
Je me souviens du premier soir où je l’ai présenté à mes parents. Ma mère avait préparé un gratin dauphinois – son plat préféré – mais elle n’a pas souri une seule fois du repas. Elle a posé des questions sur sa famille, ses ambitions, ses revenus. Julien a répondu avec sa gentillesse habituelle, mais je voyais bien qu’il se sentait jugé. Après son départ, ma mère m’a lancé : « Tu mérites mieux que ça, Camille. »
Depuis ce jour-là, chaque tentative de rapprochement entre Julien et ma famille s’est soldée par un échec cuisant. Ma mère multiplie les remarques blessantes : « Tu vas finir comme ta cousine Claire, seule avec un enfant sur les bras », ou encore « Tu gâches tout ce qu’on a fait pour toi ». Elle me rappelle sans cesse les sacrifices qu’elle a faits pour moi : les heures supplémentaires à l’hôpital, les vacances annulées pour payer mes études.
Je me sens coupable. Coupable d’avoir envie d’aimer quelqu’un qui ne correspond pas à ses attentes. Coupable de vouloir partir alors qu’elle dit avoir besoin de moi à la maison – pour l’aider avec mon père qui commence à perdre la mémoire, pour tenir compagnie à cette femme qui a tout donné pour moi mais qui ne sait plus comment me laisser grandir.
Le soir, dans ma chambre d’adolescente où rien n’a changé depuis mes dix-sept ans – posters de Vanessa Paradis et piles de livres de philo – j’étouffe. J’écoute les messages vocaux de Julien : « Tu me manques… Pourquoi tu ne viens pas ? » Je n’ose pas lui dire que c’est parce que je n’ai pas le courage d’affronter une nouvelle crise familiale.
Un dimanche matin, alors que je prépare le café en silence, ma mère me lance : « Tu sais que tu pourrais avoir un appartement à toi si tu faisais un peu plus d’efforts ? »
Je sens la colère monter : « Quels efforts ? Je travaille déjà quarante heures par semaine ! »
Elle soupire : « Tu pourrais trouver mieux qu’un CDD dans une librairie… Tu pourrais rencontrer quelqu’un d’autre… »
Je claque la tasse sur la table : « Mais c’est lui que j’aime ! »
Un silence glacial s’installe. Mon père lève enfin les yeux du journal : « Laisse-la vivre, Monique… »
C’est la première fois qu’il prend ma défense. Ma mère se lève brusquement et quitte la pièce.
Ce jour-là, j’appelle Julien en pleurant : « Je n’en peux plus… J’ai honte d’avoir trente ans et d’être encore là, coincée entre leurs attentes et mes désirs… »
Il me répond doucement : « Camille, tu n’as rien à prouver à personne. Viens vivre avec moi. On trouvera une solution ensemble. »
Mais comment partir ? Comment abandonner mes parents alors que mon père commence à oublier mon prénom certains soirs ? Comment laisser ma mère seule avec ses peurs et ses regrets ?
Les semaines passent. Je mens à Julien sur mes raisons de ne pas emménager avec lui. Je mens à ma mère sur mes sorties. Je me mens à moi-même en prétendant que tout va bien.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que l’odeur du pot-au-feu flotte dans l’appartement, ma mère entre dans ma chambre sans frapper.
« Camille… Je veux juste ton bonheur. Mais j’ai peur que tu souffres comme moi j’ai souffert… »
Je la regarde, bouleversée. Pour la première fois, je vois la femme derrière la mère : une femme brisée par des rêves non réalisés, par un mariage sans passion, par la peur de l’abandon.
Je prends sa main : « Maman… Laisse-moi essayer d’être heureuse à ma façon. »
Elle pleure en silence.
Quelques jours plus tard, je fais ma valise. Mon père m’aide à descendre les escaliers avec un sourire triste mais fier.
Ma mère ne vient pas dire au revoir.
Chez Julien, je découvre une liberté nouvelle mais aussi une angoisse sourde : ai-je fait le bon choix ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ?
Parfois le soir, je repense à ma mère seule dans la cuisine et je me demande : peut-on vraiment être heureux si ceux qu’on aime souffrent de notre bonheur ? Est-ce cela grandir : choisir entre soi et les autres ? Qu’en pensez-vous ?