Huit ans d’allaitement : comment mon choix a brisé ma famille
« Tu ne trouves pas que ça suffit, Monique ? » La voix de mon mari, Laurent, résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre Paul contre moi, son petit corps lové dans mes bras, alors qu’il vient de téter. Il a huit ans aujourd’hui. Huit ans… et je sens le regard de Laurent, lourd de reproches, peser sur nous.
Je n’ai jamais pensé que mon choix d’allaiter aussi longtemps deviendrait le centre d’une tempête. Au début, c’était naturel. Paul était un bébé fragile, né prématuré à l’hôpital de Tours. Les médecins m’avaient dit que le lait maternel était sa meilleure chance. J’ai tenu bon, malgré les nuits blanches, les crevasses, la fatigue. Puis les mois ont passé, puis les années. Paul refusait le biberon, il avait besoin de moi. Je me suis convaincue que je faisais ce qu’il y avait de mieux.
Mais autour de moi, les regards changeaient. Ma mère, Françoise, a commencé à me faire des remarques : « Tu vas en faire un enfant-roi, Monique. Il faut couper le cordon. » Ma sœur Claire a ri devant toute la famille un dimanche midi : « Tu comptes l’allaiter jusqu’à son bac ? » J’ai encaissé, la gorge serrée, persuadée que personne ne pouvait comprendre ce lien unique entre Paul et moi.
Laurent, lui, s’est d’abord montré compréhensif. Mais au fil des années, il s’est éloigné. Les disputes sont devenues plus fréquentes. « Tu fais passer Paul avant tout le reste. Même avant nous », m’a-t-il lancé un soir où je refusais une sortie en amoureux parce que Paul avait besoin de moi pour s’endormir. Je me suis sentie piégée entre mon rôle de mère et celui d’épouse.
À l’école, les choses se sont compliquées aussi. Un jour, la maîtresse de Paul m’a prise à part : « Il est très attaché à vous… Peut-être trop ? » J’ai rougi, honteuse. J’ai menti sur la durée de l’allaitement lors des rendez-vous médicaux, par peur du jugement. À la sortie de l’école, certaines mamans chuchotaient dans mon dos. J’ai commencé à éviter les réunions de parents d’élèves.
Un soir d’hiver, alors que Paul venait de s’endormir contre moi après une tétée tardive, Laurent est entré dans la chambre. Il m’a regardée longtemps, puis il a murmuré : « Je ne te reconnais plus. Tu n’es plus la femme dont je suis tombé amoureux. » J’ai senti mon cœur se briser. J’ai voulu lui expliquer que c’était temporaire, que Paul finirait par se détacher… Mais il n’a pas voulu entendre.
Les mois suivants ont été un calvaire. Laurent a commencé à dormir sur le canapé. Les repas en famille étaient tendus ; Paul sentait la tension et devenait plus collant encore. Un soir, Laurent a claqué la porte après une dispute particulièrement violente : « Tu as choisi ! »
Je me suis retrouvée seule avec Paul. Ma mère a cessé de venir nous voir. Ma sœur ne répondait plus à mes messages. J’étais isolée, prisonnière de mes choix et de ma culpabilité. Je me suis remise en question mille fois : avais-je eu tort ? Avais-je privé Paul d’une enfance normale ?
Un matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, Paul m’a demandé : « Maman, pourquoi papa ne veut plus vivre avec nous ? » J’ai senti les larmes monter. Comment expliquer à un enfant que l’amour maternel peut parfois tout détruire ?
J’ai tenté d’arrêter l’allaitement du jour au lendemain. Paul a pleuré toutes les nuits pendant des semaines. Il réclamait ce réconfort qui avait toujours été là pour lui. J’ai tenu bon, mais chaque cri me déchirait un peu plus.
Petit à petit, j’ai essayé de reconstruire une routine sans tétées. J’ai inscrit Paul au judo pour qu’il se fasse des amis et gagne en autonomie. J’ai repris contact avec une psychologue qui m’a aidée à comprendre que mon besoin de protéger Paul venait aussi de mes propres blessures d’enfance — un père absent, une mère froide.
Laurent est revenu un soir pour parler. Nous avons pleuré ensemble. Il m’a dit qu’il m’aimait encore mais qu’il avait besoin que je sois aussi sa femme, pas seulement la mère de Paul. Nous avons décidé de consulter un thérapeute familial.
Aujourd’hui, Paul va mieux. Il ne tète plus depuis six mois. Il dort dans sa chambre et invite des copains à la maison. Laurent et moi essayons de recoller les morceaux, même si rien n’est simple.
Je regarde souvent mon reflet dans la glace et je me demande : ai-je fait le bon choix ? Est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour pour votre enfant ?