« J’ai choisi de léguer mon appartement à mon aînée : ma fille ne me le pardonne pas »

« Tu ne peux pas faire ça, maman ! » La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans mon salon, vibrante de colère et de douleur. Je serre la lettre dans mes mains tremblantes, celle que je viens d’écrire à Camille, ma petite-fille aînée, pour lui annoncer que l’appartement de la rue des Lilas sera à elle dès qu’elle aura terminé sa troisième année à la Sorbonne. Claire me fixe, les yeux brillants de larmes contenues. « Tu comprends ce que tu fais ? Tu mets le feu entre mes filles ! »

Je n’ai pas su quoi répondre. Depuis la mort de mon mari, il y a cinq ans, cet appartement est devenu mon refuge, mon dernier bastion contre la solitude. Mais je vieillis, je le sens chaque matin dans mes articulations douloureuses et dans la fatigue qui ne me quitte plus. Camille, brillante et courageuse, a choisi de partir étudier à l’étranger. Elle m’écrit chaque semaine, me raconte ses doutes, ses espoirs, ses peurs aussi. Je veux qu’elle ait un point d’ancrage ici, en France, qu’elle sache qu’elle a sa place dans cette famille et dans cette ville.

Mais il y a aussi Juliette, la cadette. Juliette et moi… nous n’avons jamais vraiment réussi à nous comprendre. Elle est différente, plus distante, plus secrète. Elle a choisi une autre voie, celle des arts plastiques à Lyon. Elle ne vient presque jamais à Paris, et nos échanges sont rares, souvent maladroits. Je ne l’aime pas moins, mais je la connais moins. Est-ce une faute ?

Claire s’effondre sur le canapé. « Tu ne vois donc pas que tu fais une différence ? Tu offres tout à Camille et rien à Juliette ! »

Je sens la colère monter en moi. « Ce n’est pas rien ! Juliette a choisi sa vie, elle n’a jamais montré d’intérêt pour cet appartement ou pour Paris ! »

« Mais ce n’est pas une raison ! » hurle Claire. « Tu les opposes, tu les blesses toutes les deux ! »

Le silence s’installe. Je regarde par la fenêtre, le ciel gris de novembre pèse sur la ville. Je repense à mon enfance en Bretagne, à ma propre mère qui avait tout donné à mon frère aîné parce que « c’était la tradition ». J’avais juré de ne jamais reproduire ces injustices.

Mais est-ce vraiment une injustice ? Camille a besoin d’aide pour revenir en France après ses études. Elle galère déjà avec les loyers exorbitants à l’étranger, elle travaille dans un café pour payer ses charges. Juliette, elle, vit en colocation avec ses amis artistes et semble s’en accommoder.

Le lendemain matin, je reçois un message de Camille :

« Mamie, maman m’a appelée en pleurs. Elle dit que tu veux me donner ton appartement… Je ne sais pas quoi dire. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que Juliette est au courant ? »

Je prends une grande inspiration avant de répondre :

« Oui, c’est vrai. Je voulais t’en parler moi-même. Je pense que tu en auras besoin pour t’installer ici après tes études. Mais je ne veux pas blesser Juliette… »

Quelques heures plus tard, Juliette m’appelle à son tour. Sa voix est froide :

« Alors comme ça, tu donnes tout à Camille ? Tu as raison, mamie, je n’ai jamais été ta préférée. »

Je tente de lui expliquer :

« Ce n’est pas une question de préférence… C’est juste que Camille revient ici et— »

Elle me coupe :

« Peu importe. J’ai l’habitude. Bonne journée. »

Je reste là, le téléphone collé à l’oreille, le cœur serré par la culpabilité.

Les jours passent et Claire refuse toujours de me parler. Elle m’envoie des messages brefs pour me dire qu’elle ne viendra pas au déjeuner du dimanche. Mon appartement résonne du vide laissé par leur absence.

Un soir, Camille rentre d’Allemagne pour un week-end surprise. Elle s’assied en face de moi dans la cuisine.

« Mamie… Je ne veux pas que tu sacrifies ta relation avec maman et Juliette pour moi. Je peux me débrouiller sans cet appartement. Ce qui compte c’est qu’on reste une famille… »

Ses mots me bouleversent. J’ai voulu bien faire, offrir un avenir plus serein à celle qui semblait en avoir besoin… Mais ai-je seulement demandé ce que chacune désirait vraiment ?

Je repense à tous ces repas où Juliette restait silencieuse pendant que Camille racontait ses exploits scolaires ; à toutes ces fois où j’ai cru bien faire en valorisant l’une sans voir la détresse muette de l’autre.

Quelques semaines plus tard, je décide d’inviter tout le monde à dîner. La tension est palpable dès l’entrée de Claire et Juliette dans le salon.

Je prends la parole :

« J’ai fait une erreur en décidant seule de l’avenir de cet appartement. Je voulais aider Camille mais j’ai blessé Juliette et toi aussi Claire… Je vous demande pardon. Peut-être devrions-nous décider ensemble de ce qui est juste pour notre famille ? »

Un silence gênant s’installe puis Juliette murmure :

« Ce que je veux surtout… c’est qu’on arrête de comparer Camille et moi. Qu’on soit juste une famille normale… »

Camille lui prend la main et Claire essuie une larme discrète.

Aujourd’hui encore je doute : ai-je été une bonne mère ? Une bonne grand-mère ? Peut-on vraiment réparer ce genre de blessures ? Ou bien certaines décisions nous poursuivent-elles toute notre vie ? Qu’en pensez-vous ?