Quand les enfants oublient leur mère : le cri silencieux d’une institutrice française à la retraite
« Tu exagères, maman, on ne peut pas venir tous les week-ends ! » La voix de ma fille Élodie résonne encore dans mon salon silencieux, alors que je raccroche le téléphone, les mains tremblantes. Je regarde la pendule : 18h12. Le temps semble s’étirer dans mon petit appartement de Créteil, où chaque meuble me rappelle une époque révolue. Depuis la mort de mon mari, Bernard, il y a trois ans, le silence est devenu mon compagnon le plus fidèle.
Je m’appelle Françoise, j’ai soixante-dix ans et j’ai été institutrice pendant plus de quarante ans dans une école primaire du Val-de-Marne. J’ai élevé seule mes deux filles, Élodie et Camille, après que Bernard soit tombé malade. J’ai tout donné pour elles : mes économies, mon énergie, mes rêves. Je me souviens des soirs où je corrigeais des copies en surveillant la fièvre de Camille, ou des matins où je partais travailler sans avoir dormi, juste pour qu’Élodie ait de quoi payer ses études à la Sorbonne.
Mais aujourd’hui, je suis seule. Mes filles vivent leur vie à Paris. Elles ont des carrières brillantes : Élodie est avocate, Camille travaille dans la communication. Elles m’appellent parfois, vite fait, entre deux réunions ou un dîner entre amis. « On t’embrasse maman ! » Et puis plus rien. Les jours passent, monotones. Je fais mes courses au marché du coin, je discute avec Madame Lefèvre, la voisine du dessus, qui se plaint de ses rhumatismes. Mais le soir venu, c’est le vide.
Je me souviens d’un dimanche de novembre, il y a quelques mois. J’avais préparé un pot-au-feu comme autrefois. J’attendais mes filles avec impatience. J’avais sorti la vieille nappe brodée de ma mère et allumé des bougies. Mais à 13h30, un message d’Élodie : « Désolée maman, Camille a un empêchement et moi je suis débordée… On remet ça ? » J’ai mangé seule, les larmes coulant dans ma soupe.
Parfois, je me demande si j’ai raté quelque chose. Ai-je trop donné ? Ou pas assez ? Je repense aux sacrifices : les vacances annulées pour payer les études d’Élodie, les vêtements achetés en soldes pour que Camille ait un ordinateur portable… Et maintenant ? Je vis avec une petite pension d’enseignante et l’aide de la CAF pour payer mon loyer. Je n’ose pas demander de l’aide à mes filles ; je ne veux pas être un fardeau.
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les carreaux, j’ai tenté d’appeler Camille. Sa voix était pressée : « Maman, je suis en réunion… Je te rappelle demain ! » Elle n’a jamais rappelé. J’ai alors ouvert mon vieux cahier de souvenirs : des dessins d’enfants offerts par mes élèves, des cartes de fête des mères écrites avec maladresse par Élodie et Camille… Où sont passés ces moments ?
Un jour, j’ai croisé Madame Martin au supermarché. Elle aussi a des enfants qui ne viennent plus la voir. « C’est comme ça maintenant », m’a-t-elle dit en haussant les épaules. « Les jeunes ont leur vie… » Mais est-ce vraiment normal ? Est-ce la société qui a changé ou bien avons-nous échoué quelque part ?
J’ai tenté d’en parler à Élodie lors d’un rare déjeuner ensemble :
— Tu sais, parfois je me sens seule…
Elle a soupiré :
— Maman, tu dramatises ! Il faut que tu sortes, que tu rencontres du monde !
Mais comment sortir quand on n’a plus l’énergie ? Quand chaque pas dans l’escalier est une épreuve ?
J’ai pensé à m’inscrire à un club de lecture ou à l’association des anciens enseignants. Mais la peur du regard des autres m’a retenue. Peur d’avouer ma solitude. Peur d’être jugée.
La nuit, je repense à Bernard. Lui au moins me comprenait. Il disait toujours : « Nos filles sont notre plus belle réussite. » Mais aujourd’hui, je doute. Est-ce vraiment une réussite si elles ne trouvent plus le temps de venir voir leur mère ?
Un matin de printemps, alors que les oiseaux chantaient timidement sous ma fenêtre, j’ai reçu une lettre d’Élodie. Une vraie lettre manuscrite ! Elle s’excusait de son absence et promettait de venir bientôt. J’ai pleuré en lisant ses mots. Mais au fond de moi, je savais que rien ne changerait vraiment.
Je regarde les photos accrochées au mur : Élodie et Camille enfants sur la plage de La Baule ; Bernard tenant Camille dans ses bras ; moi devant l’école avec mes élèves… Tant de souvenirs qui semblent appartenir à une autre vie.
Aujourd’hui encore, j’attends un appel qui ne vient pas. Je me demande si d’autres mères vivent la même chose que moi. Si d’autres enfants oublient celle qui leur a tout donné.
Est-ce cela vieillir en France ? Donner sans compter et finir seule dans un appartement trop grand pour soi ? Est-ce que nos enfants se rendent compte du vide qu’ils laissent derrière eux ?
Et vous… pensez-vous qu’on peut aimer trop ses enfants ? Ou bien est-ce la société qui nous pousse à l’oubli ?