Quand les rôles s’inversent : Mon combat contre mes propres jugements
« Tu comptes vraiment reprendre du gratin ? » La voix de Camille résonne dans la cuisine, douce mais ferme. Je reste figé, la cuillère à la main, le plat encore fumant devant moi. Il y a un an, c’est moi qui lançais ce genre de remarques, sans même y penser. Aujourd’hui, c’est elle qui me regarde avec cette inquiétude mêlée d’agacement.
Je m’appelle Jérôme, j’ai 38 ans, et je vis à Lyon avec ma femme Camille et nos deux enfants, Léa et Paul. Pendant des années, j’ai cru que tout m’était acquis : un boulot stable dans une agence immobilière, une famille aimante, une femme belle et intelligente. Mais surtout, j’étais persuadé d’avoir le contrôle sur ma vie… et sur celle des autres.
Camille a toujours eu des formes généreuses. Après la naissance de Paul, elle avait pris du poids, et je n’ai pas su être le mari qu’elle méritait. Je me souviens encore de ces soirs où je rentrais du travail, fatigué et irritable :
— Tu pourrais faire un effort, non ?
— Jérôme, je fais ce que je peux…
— Oui mais regarde-toi ! Tu n’es plus la même.
Je la blessais sans même m’en rendre compte. Je croyais l’aider à se « reprendre en main », mais en réalité, je ne faisais qu’alourdir son fardeau. Elle a pleuré souvent, seule dans notre chambre, pendant que je regardais la télé ou sortais boire un verre avec mes collègues.
Puis tout a changé il y a six mois. Camille a trouvé un poste de responsable communication dans une start-up du centre-ville. Elle s’est mise à courir le matin, à préparer des salades colorées pour le déjeuner, à sourire plus souvent. Elle rayonnait d’une énergie nouvelle. Les enfants l’admiraient ; moi, je me sentais mis de côté.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre du poids. Au début, c’était juste quelques kilos. Je grignotais devant l’ordinateur, sautais le déjeuner pour finir un dossier, puis me jetais sur les chips en rentrant. Le stress au travail n’aidait pas : mon patron me mettait la pression pour atteindre les objectifs de vente, et je dormais mal.
Un soir, alors que je me changeais dans la salle de bain, Léa est entrée sans frapper :
— Papa… pourquoi t’as un gros ventre maintenant ?
J’ai ri jaune, mais son regard innocent m’a transpercé. J’ai repensé à toutes les fois où j’avais jugé Camille pour moins que ça.
Les semaines ont passé. Camille rentrait tard du travail, épuisée mais heureuse. Elle racontait ses réunions, ses succès, ses nouveaux collègues qui l’invitaient à déjeuner. Moi, je me sentais invisible. Je n’osais plus me regarder dans le miroir.
Un samedi matin, alors que je tentais d’enfiler mon jean préféré — impossible de fermer le bouton — j’ai explosé :
— C’est pas possible !
Camille est entrée dans la chambre :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien… Ce pantalon est trop petit.
Elle m’a regardé longuement avant de dire :
— Tu sais… tu pourrais essayer de marcher avec moi le matin.
J’ai haussé les épaules :
— J’ai pas le temps.
Mais au fond de moi, j’avais honte. Honte d’être devenu celui que je critiquais autrefois.
Le soir même, nous avons eu une dispute comme jamais auparavant. Je lui reprochais son absence, son nouveau cercle d’amis, son énergie débordante qui me rappelait tout ce que j’avais perdu.
— Tu ne comprends pas ce que je vis !
— Et toi ? Tu as compris ce que j’ai vécu toutes ces années ?
Son regard était dur. Pour la première fois, j’ai vu toute la douleur que je lui avais infligée.
Les jours suivants ont été silencieux. Les enfants sentaient la tension ; Léa boudait à table, Paul faisait des caprices pour attirer notre attention. J’ai essayé de me rattraper : j’ai proposé une sortie au parc, préparé le petit-déjeuner… Mais rien n’y faisait. Camille restait distante.
Un dimanche matin, alors que je traînais au lit, elle s’est assise à côté de moi :
— Jérôme… il faut qu’on parle.
Je redoutais ce moment depuis des semaines.
— Je t’aime… mais je ne peux plus être celle qui porte tout sur ses épaules. J’ai besoin que tu changes aussi.
Ses mots étaient simples mais implacables. J’ai senti mes larmes monter — moi qui croyais être fort.
Depuis ce jour-là, j’essaie de changer. J’ai commencé à marcher avec elle le matin — au début par fierté mal placée, puis parce que ça me faisait du bien. J’ai consulté un nutritionniste ; j’ai même accepté d’aller voir un psy pour parler de mon rapport au corps et à l’image de soi.
Mais surtout, j’ai compris ce que c’est d’être jugé par ceux qu’on aime. D’avoir honte de soi-même. D’espérer un regard bienveillant là où on ne reçoit que des reproches.
Aujourd’hui encore, rien n’est gagné. Mon corps porte les traces de mes excès et de mes négligences passées. Mais notre couple aussi porte les cicatrices de mes jugements et de mon orgueil.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter l’autre tel qu’il est ? Pourquoi faut-il attendre d’être soi-même en difficulté pour comprendre la souffrance des autres ?
Et vous… avez-vous déjà jugé quelqu’un sans savoir ce qu’il traversait vraiment ?