À 70 ans, seule dans mon appartement parisien : comment retrouver la joie quand la famille s’éloigne ?

« Non, maman, ce n’est pas possible. »

La voix de mon fils résonne encore dans mon petit salon, entre les murs tapissés de photos jaunies. Je serre le combiné du téléphone, les larmes me montent aux yeux. Je n’ose pas insister. J’entends déjà la gêne dans sa voix, la fatigue aussi. Il a sa vie, ses enfants, son travail. Mais moi, que me reste-t-il ?

Je m’appelle Madeleine, j’ai 70 ans et je vis seule dans un appartement du 14e arrondissement de Paris. Mon mari est parti il y a dix ans, emporté par un cancer fulgurant. Depuis, mes enfants – Claire et Antoine – sont devenus des silhouettes pressées, des voix lointaines au bout du fil. Ils vivent en banlieue, à Saint-Maur et à Suresnes. Je les vois pour Noël, parfois à Pâques, rarement plus.

Ce matin-là, après avoir raccroché, j’ai erré dans l’appartement comme une âme en peine. J’ai ouvert la fenêtre sur la rue Daguerre, observé les passants qui filaient sous la pluie fine. Personne ne me regarde jamais. Je suis invisible. J’ai pensé à descendre acheter une baguette, mais à quoi bon ? Qui partagerait mon repas ?

Le soir venu, j’ai tenté d’appeler Claire. Sa messagerie s’est déclenchée : « Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Claire… » J’ai raccroché sans laisser de message. J’avais trop honte de ma détresse.

Les jours suivants se sont étirés, monotones. Je lisais Le Monde, je regardais les infos sur France 2, je tricotais des écharpes que personne ne porterait jamais. Parfois, je parlais à la photo de mon mari : « Tu me manques, Paul… »

Un jeudi matin, alors que je descendais les poubelles – geste dérisoire pour me prouver que j’existais encore –, j’ai croisé Mme Lefèvre, ma voisine du troisième. Elle m’a souri : « Vous allez bien, Madeleine ? »

J’ai failli répondre « oui », comme d’habitude. Mais cette fois, ma voix a tremblé : « Non… Pas vraiment. »

Elle a posé sa main sur mon bras : « Venez prendre un café chez moi. »

Dans sa cuisine encombrée d’odeurs de confiture et de souvenirs, j’ai craqué. Les mots sont sortis tout seuls : « Mes enfants ne veulent pas de moi… Je me sens tellement seule… »

Mme Lefèvre a hoché la tête : « Vous savez, moi aussi j’ai connu ça. Mes filles sont parties à Lyon et à Bordeaux. On croit qu’on va finir nos jours entourées, mais la vie en décide autrement… »

Nous avons parlé longtemps. Elle m’a proposé de l’accompagner à la bibliothèque municipale où elle anime un atelier d’écriture pour seniors.

Le lendemain, j’ai hésité devant ma porte. Sortir ? Pour quoi faire ? Mais la voix de Mme Lefèvre résonnait dans ma tête : « Venez, ça vous fera du bien… »

À la bibliothèque, j’ai découvert d’autres femmes et hommes comme moi : Lucien qui a perdu sa femme l’an dernier ; Gisèle qui n’a plus de nouvelles de son fils depuis cinq ans ; Ahmed qui a fui l’Algérie pour retrouver sa fille à Paris mais qui ne la voit presque jamais.

Nous avons écrit nos souvenirs, partagé nos douleurs et nos petits bonheurs. J’ai ri pour la première fois depuis des mois en écoutant Lucien raconter ses déboires avec Internet.

Peu à peu, je suis sortie de ma coquille. J’ai proposé à Mme Lefèvre de venir prendre le thé chez moi. Nous avons parlé politique, recettes de gratin dauphinois et même des amours de jeunesse.

Un samedi après-midi, alors que je feuilletais un album photo sur le canapé, mon téléphone a sonné. C’était Claire.

« Maman… Je suis désolée de ne pas avoir rappelé plus tôt. Tu vas bien ? »

J’ai hésité avant de répondre. Devais-je lui dire toute ma peine ? Ou lui cacher mes larmes ?

« Je vais mieux », ai-je soufflé. « J’ai rencontré des gens formidables ici… »

Un silence gêné s’est installé.

« Tu sais… On pourrait venir te voir dimanche prochain ? Les enfants aimeraient te montrer leurs dessins… »

Mon cœur s’est serré d’émotion.

Le dimanche suivant, l’appartement s’est rempli de rires d’enfants et d’odeurs de gâteau au chocolat. Antoine est venu aussi, avec sa femme et leurs deux garçons. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression d’exister à nouveau.

Le soir venu, alors que tout le monde était parti et que le silence retombait sur l’appartement, je me suis assise près de la fenêtre. J’ai regardé les lumières de Paris s’allumer une à une.

Est-ce cela, le secret du bonheur ? Accepter la solitude mais ne jamais cesser d’aller vers les autres ? Peut-on vraiment se reconstruire quand on pensait avoir tout perdu ? Qu’en pensez-vous ?