Mon mari préfère la cuisine de sa mère à la mienne : suis-je en train de perdre mon foyer ?

— Tu rentres encore tard, Paul ?

Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà la colère monter. Il pose ses clés sur la commode, évite mon regard. L’odeur de soupe aux poireaux flotte autour de lui, familière et étrangère à la fois. Je reconnais la recette de sa mère, Martine. Encore.

— J’ai aidé maman à ranger la cave, c’était l’occasion de dîner avec elle… Tu sais qu’elle n’aime pas manger seule depuis la mort de papa.

Je serre les dents. Depuis trois mois, Paul trouve toutes les excuses du monde pour passer ses soirées chez Martine. Il rentre tard, repu, et laisse à peine toucher à mon gratin qui refroidit sur la table. J’ai l’impression d’être invisible dans ma propre maison.

La nuit dernière, j’ai rêvé d’elle. Martine, assise à notre table, me regardait avec ce sourire pincé qu’elle réserve aux gens qu’elle tolère sans aimer. Elle me tendait une assiette fumante et Paul se penchait vers elle, riant à une blague que je ne comprenais pas. Je me suis réveillée en sueur, le cœur battant trop fort.

Ce matin-là, j’ai tenté d’en parler à ma sœur, Camille.

— Tu crois que je deviens folle ? Je rêve de ma belle-mère deux nuits de suite !

Camille a ri doucement :

— C’est normal d’être un peu jalouse… Mais tu sais comment sont les hommes avec leur mère !

Mais ce n’est pas normal. Ce n’est plus une simple rivalité de cuisine ou une compétition pour le meilleur bœuf bourguignon. C’est comme si Paul glissait lentement hors de notre vie commune, attiré par une nostalgie que je ne peux pas concurrencer.

Un soir, j’ai décidé de l’attendre dans le salon, la lumière tamisée, mon plat préféré sur la table : un poulet rôti aux herbes de Provence. Il est arrivé à 21h30, l’air fatigué mais satisfait.

— Tu as mangé ?

Il a hoché la tête sans même regarder mon plat.

— Maman avait préparé son fameux gratin dauphinois…

J’ai senti mes yeux brûler. J’ai voulu crier, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

— Paul, tu préfères vraiment passer tes soirées là-bas ?

Il a soupiré :

— Ce n’est pas ça… C’est juste que maman se sent seule. Et puis… tu sais, sa cuisine me rappelle mon enfance.

Je me suis levée brusquement.

— Et moi alors ? Je ne compte plus ? Tu ne vois pas que tu m’abandonnes chaque soir ?

Il a baissé les yeux. Silence. J’ai quitté la pièce en claquant la porte.

Les jours suivants, j’ai essayé d’ignorer la douleur. J’ai cuisiné des plats nouveaux, décoré la maison pour Noël avant l’heure, invité des amis pour remplir le vide. Mais rien n’y faisait : Paul continuait ses escapades chez Martine. Parfois il rentrait avec des restes dans des tupperwares, qu’il rangeait soigneusement au frigo sans même m’en proposer.

Un dimanche matin, alors que je préparais des crêpes pour le petit-déjeuner, il est entré dans la cuisine avec un air gêné.

— Maman t’a invitée à déjeuner aujourd’hui… Elle voudrait qu’on vienne tous les deux.

J’ai hésité. Accepter serait admettre ma défaite ; refuser serait lui donner raison de m’exclure encore plus.

Chez Martine, tout était impeccable. La nappe blanche repassée, l’argenterie alignée comme à Noël. Elle m’a accueillie avec un sourire forcé.

— Tu veux goûter mon pot-au-feu ? Paul en raffole depuis qu’il est petit.

J’ai pris une bouchée. C’était bon, bien sûr. Mais je sentais son regard peser sur moi, cherchant la moindre grimace ou critique. Paul riait avec elle comme un enfant retrouvé.

Après le repas, Martine m’a prise à part dans le couloir.

— Tu sais, Paul a toujours eu besoin de repères… Il n’aime pas trop le changement.

J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question de cuisine ou de solitude. C’était une lutte silencieuse pour garder sa place dans le cœur de mon mari.

De retour à la maison, j’ai pleuré longtemps dans la salle de bains. Je me suis demandé si je devais continuer à me battre ou accepter cette étrange triangulaire familiale qui me rongeait chaque jour un peu plus.

Le soir même, j’ai confronté Paul une dernière fois.

— Dis-moi franchement : tu préfères ta mère ou ta femme ?

Il a blêmi.

— Ce n’est pas une question de préférence… Je t’aime toi aussi ! Mais maman fait partie de ma vie…

J’ai compris que rien ne changerait tant qu’il ne verrait pas ma souffrance. Tant qu’il ne comprendrait pas que son attachement à sa mère détruisait peu à peu notre couple.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce moi qui suis trop possessive ? Ou bien est-ce normal d’attendre que son mari choisisse enfin sa propre famille ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce vraiment possible de partager l’amour d’un homme avec sa mère sans se perdre soi-même ?