Cinq ans à porter seule notre foyer : aujourd’hui, j’ose enfin demander de l’aide
« Tu comptes encore payer le loyer ce mois-ci ? » La voix de mon mari, Philippe, résonne dans la cuisine. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. C’est la cinquième année que j’entends cette question, toujours posée avec la même indifférence, comme si c’était normal, comme si c’était mon rôle. Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans, et depuis cinq ans, je suis la seule à subvenir à nos besoins.
Quand Philippe est arrivé dans ma vie, il sortait d’un divorce difficile. Il avait tout perdu, disait-il : son appartement à Lyon, une partie de ses amis, et surtout la garde principale de son fils, Lucas. J’ai cru pouvoir l’aider à se reconstruire. J’étais amoureuse, naïve peut-être. Je gagnais bien ma vie comme infirmière à l’hôpital de la Croix-Rousse. Lui était commercial, mais ses contrats étaient précaires. « Ça va s’arranger », me répétait-il. J’y ai cru.
Au début, je ne voyais pas le problème. Je payais le loyer de notre petit appartement à Villeurbanne, les courses, les factures. Philippe avait toujours une excuse : une pension alimentaire trop lourde, un client qui tardait à le payer, une voiture à réparer pour pouvoir aller voir Lucas le week-end. Je comprenais. Je voulais être compréhensive.
Mais les mois sont devenus des années. Les excuses se sont accumulées. Jamais un virement pour le loyer, jamais un ticket de caisse pour les courses. Même pour les anniversaires ou Noël, c’était moi qui finissais par acheter les cadeaux pour Lucas. « Tu comprends, c’est compliqué avec mon ex-femme », disait-il en haussant les épaules.
Ma mère a essayé de m’ouvrir les yeux : « Camille, tu ne peux pas tout porter toute seule ! » Mais je me suis braquée. Je voulais prouver que j’étais forte, que notre amour valait la peine d’être sauvé. Mes amies aussi s’inquiétaient : « Tu n’as jamais peur qu’il profite de toi ? » Je répondais non, mais au fond de moi, le doute grandissait.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais épuisée d’une garde de nuit, j’ai trouvé Philippe affalé sur le canapé, la télé allumée. Il n’avait même pas pensé à préparer à manger. « Tu pourrais faire un effort », ai-je lâché, la voix cassée par la fatigue. Il a soupiré : « Tu sais bien que je fais ce que je peux… »
J’ai éclaté en sanglots dans la salle de bains. Je me suis regardée dans le miroir : cernes creusés, épaules voûtées. Où était passée la jeune femme pleine d’énergie que j’étais avant ?
Les disputes sont devenues plus fréquentes. Un soir, alors que je lui demandais s’il pouvait au moins payer l’électricité ce mois-ci, il a haussé le ton : « Tu veux que je fasse quoi ? Que je vole ? » J’ai eu honte de moi-même d’oser demander.
Mais ce matin-là, tout a basculé. J’ai reçu un appel du service des ressources humaines : mon contrat allait être renouvelé en CDD seulement trois mois de plus. La précarité me rattrapait à mon tour. J’ai senti la panique monter : comment allais-je payer toutes les factures seule ?
J’ai attendu que Philippe rentre du travail – ou plutôt de ses rendez-vous incertains – pour lui parler. Il est entré dans l’appartement en jetant ses clés sur la table.
— Philippe, il faut qu’on parle.
Il a levé les yeux au ciel :
— Encore ?
— Je n’y arrive plus… Je ne peux plus tout assumer toute seule. J’ai besoin que tu participes aux dépenses du foyer.
Il a ri jaune :
— Tu sais très bien que je n’ai pas d’argent !
— Mais tu travailles ! Et même quand tu as eu des primes, tu ne m’as jamais rien donné !
Il s’est levé brusquement :
— Tu veux qu’on fasse les comptes ? Très bien ! Mais tu oublies tout ce que je fais pour toi !
— Quoi ? Qu’est-ce que tu fais pour moi ?
Il n’a pas su répondre. Un silence glacial s’est installé entre nous.
Ce soir-là, j’ai dormi sur le canapé. J’ai repensé à toutes ces années où j’ai voulu croire qu’il changerait. À toutes ces fois où j’ai refusé l’aide de mes proches par fierté ou par amour.
Le lendemain matin, j’ai appelé ma sœur Claire. Pour la première fois, j’ai accepté son aide : « J’ai besoin d’un coup de main… Je ne peux plus continuer comme ça. » Elle m’a proposé de venir passer quelques jours chez elle à Grenoble pour souffler et réfléchir.
En partant, Philippe n’a rien dit. Il a juste haussé les épaules comme si tout cela ne le concernait pas.
Aujourd’hui, je suis assise sur le balcon de ma sœur, face aux montagnes enneigées. Je me demande comment j’ai pu m’oublier à ce point pour quelqu’un qui ne voulait pas avancer avec moi.
Est-ce qu’on doit tout sacrifier par amour ? Jusqu’où peut-on aller avant de se perdre soi-même ? Et vous… avez-vous déjà vécu cette solitude à deux ?