À soixante ans, j’ai retrouvé l’amour… sur le marché de mon quartier

— Deux carottes et un bouquet de persil, mais du vrai, qui sent bon le jardin, s’il vous plaît !

Ma voix tremblait un peu, oscillant entre la plaisanterie et la nostalgie. Je ne sais pas ce qui m’a poussée à parler ainsi ce matin-là, sur le marché de la place Saint-Martin, à Tours. Peut-être le soleil timide de mars, ou peut-être ce besoin d’exister autrement qu’en tant que « mamie » ou « veuve ». Il m’a regardée, ce vendeur aux cheveux poivre et sel, et son sourire a illuminé son visage buriné. J’ai senti une chaleur étrange envahir ma poitrine, un frisson que je n’avais pas connu depuis des années.

— Je vous choisis les plus parfumées, madame. Celles qui rappellent l’enfance, non ?

J’ai ri, un peu gênée. Il avait deviné juste. Depuis la mort de Paul, mon mari, il y a huit ans, je venais chaque samedi au marché, par habitude plus que par plaisir. Mes enfants, Claire et Julien, avaient quitté la maison depuis longtemps. Les petits-enfants venaient de temps en temps, mais la solitude s’était installée comme une vieille amie envahissante.

Ce matin-là, tout a changé. J’ai quitté l’étal avec mes légumes et son sourire en tête. Toute la journée, j’ai pensé à lui. Le samedi suivant, j’y suis retournée plus tôt que d’habitude. Il m’a reconnue tout de suite.

— Ah ! Ma cliente aux carottes parfumées !

Nous avons parlé du temps, des légumes, puis de nos vies. Il s’appelait Gérard. Veuf lui aussi. Deux enfants grands, partis à Paris. Il venait d’emménager dans le quartier après avoir vendu sa petite exploitation en Touraine.

Les semaines ont passé. Nos échanges sont devenus plus longs, plus personnels. Un jour, il m’a offert un bouquet de persil « pour parfumer votre cuisine… ou votre cœur ». J’ai rougi comme une adolescente.

Mais tout n’était pas si simple. Claire, ma fille, a vite remarqué mon humeur légère et mes efforts soudains pour me coiffer avant d’aller au marché.

— Maman… tu as rencontré quelqu’un ?

Sa voix était à la fois inquiète et moqueuse. J’ai bafouillé quelque chose sur « un vendeur sympathique ». Elle a haussé les sourcils.

— Tu fais ce que tu veux… mais fais attention. À ton âge…

À mon âge ? Ces mots m’ont blessée plus que je ne l’aurais cru. Comme si l’amour avait une date de péremption ! J’ai passé la soirée à ruminer ses paroles. Le lendemain, j’ai hésité à retourner au marché. Et si elle avait raison ? Si je me ridiculisais ?

Mais Gérard m’attendait. Il m’a vue arriver de loin et m’a fait signe.

— Vous avez l’air soucieuse aujourd’hui…

J’ai tout déballé : la peur du ridicule, le regard des autres, la solitude qui parfois me semblait plus rassurante que le risque d’être heureuse à nouveau.

Il a pris ma main par-dessus les cageots de tomates.

— On n’est jamais trop vieux pour aimer. Et puis… on s’en fiche du regard des autres, non ?

Ses mots m’ont bouleversée. Pour la première fois depuis des années, j’ai eu envie de croire qu’une nouvelle histoire était possible.

Mais la famille n’était pas prête à l’accepter. Julien m’a appelée quelques jours plus tard.

— Maman… tu ne vas pas te mettre à sortir avec un inconnu à ton âge ? Tu penses à nous ? À papa ?

J’ai senti la colère monter.

— Justement ! J’y pense tous les jours à votre père ! Mais il est parti… et moi je suis encore là ! J’ai le droit d’être heureuse, non ?

Un silence lourd a suivi. Je savais qu’ils ne comprenaient pas. Pour eux, j’étais leur mère, leur repère stable. Pas une femme avec des désirs et des rêves.

Les semaines ont passé. Gérard et moi avons commencé à nous voir en dehors du marché : un café sur la place Plum’, une balade au bord de la Loire… Je me sentais revivre. Mais chaque moment de bonheur était teinté de culpabilité.

Un dimanche, alors que nous étions assis sur un banc au jardin botanique, il m’a demandé :

— Tu as peur de quoi exactement ?

J’ai réfléchi longtemps avant de répondre.

— De perdre mes enfants… De ne plus être celle qu’ils attendent… De me tromper…

Il a serré ma main plus fort.

— On ne vit pas pour les autres. On vit pour soi aussi.

Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à Claire et Julien. Je leur ai expliqué mon besoin d’exister autrement qu’à travers eux ou le souvenir de leur père. J’ai pleuré en écrivant chaque mot.

Les jours suivants ont été tendus. Claire ne répondait plus à mes appels. Julien m’a envoyé un message sec : « Fais ce que tu veux mais ne compte pas sur moi pour cautionner ça. »

J’ai failli tout arrêter avec Gérard. Mais il est venu chez moi avec un panier de légumes et un bouquet de fleurs sauvages.

— Je ne veux pas te perdre à cause du regard des autres… mais je ne veux pas non plus être celui qui t’éloigne de ta famille.

Nous avons pleuré ensemble ce soir-là. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait : « Tu as le droit d’être heureuse ». Peu à peu, Claire est revenue vers moi. Elle a accepté de rencontrer Gérard autour d’un déjeuner dominical. Julien reste distant mais je sens qu’il finira par comprendre.

Aujourd’hui, à soixante ans passés, je découvre une nouvelle jeunesse dans les bras d’un homme qui sent la terre et le soleil. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve mais je sais que j’ai choisi de vivre pleinement ce qui me reste.

Est-ce vraiment égoïste de vouloir aimer encore ? Pourquoi la société juge-t-elle si durement le bonheur des femmes âgées ? Qu’en pensez-vous ?