« Camille, je t’aime, mais je ne peux plus vivre ta vie à ta place » : Le combat d’une mère pour lâcher prise
« Maman, tu peux appeler le propriétaire pour moi ? Je n’ose pas… »
La voix de Camille tremble au téléphone. Je regarde l’horloge : il est 22h30. Je suis déjà en pyjama, la fatigue me pèse, mais je sens cette vieille angoisse monter en moi, celle de la laisser seule face à ses peurs. Je soupire, la main crispée sur le combiné.
— Camille, tu as trente ans. Tu peux le faire toi-même, tu sais ?
Un silence. Puis, la voix de ma fille, brisée :
— Mais maman, tu sais bien que je n’y arrive pas…
Je ferme les yeux. Toute ma vie, j’ai voulu être cette mère parfaite, celle qui protège, qui rassure, qui arrange tout. Depuis la naissance de Camille, je me suis oubliée pour elle. Petite, elle était si fragile, si sensible. À la maternelle déjà, elle pleurait chaque matin, accrochée à ma jupe. Les autres mamans me regardaient avec pitié ou agacement. Moi, je me sentais coupable. Qu’avais-je raté ?
À l’école primaire, c’était les exposés : Camille tombait malade la veille, fièvre imaginaire, ventre noué. J’écrivais ses textes, je les récitais avec elle, je la rassurais. Au collège, les crises d’angoisse ont commencé. Les rendez-vous chez la psychologue, les mots doux, les nuits blanches à la border, à lui promettre que tout irait bien. Son père, François, s’éloignait peu à peu, fatigué de cette tension permanente. « Tu la couves trop, Hélène. Elle doit apprendre à se débrouiller. » Mais comment laisser souffrir son enfant ?
Les années ont passé. Camille a eu son bac, de justesse. Elle a tenté la fac de lettres à Lyon, mais au bout de deux mois, elle est revenue à la maison, épuisée, perdue. « Je n’y arrive pas, maman. Je ne connais personne. » J’ai tout organisé : les démarches pour une nouvelle inscription, les papiers, les rendez-vous. Je me suis battue pour elle, contre le monde entier s’il le fallait.
Aujourd’hui, Camille a trente ans. Elle vit seule dans un petit appartement à Villeurbanne, mais chaque décision, chaque problème, c’est moi qu’elle appelle. Pour un entretien d’embauche, pour une fuite d’eau, pour un courrier administratif. Je suis devenue son assistante personnelle, son bouclier contre la vie.
Ce soir-là, après avoir raccroché, je me suis effondrée sur le canapé. Les larmes ont coulé sans bruit. Je me suis revue, jeune maman, pleine d’espoir et d’amour. Où ai-je échoué ? Pourquoi Camille n’arrive-t-elle pas à affronter le monde ?
Le lendemain, j’ai croisé ma voisine, Madame Dupuis, dans l’ascenseur. Elle a vu mes yeux rougis.
— Tout va bien, Hélène ?
J’ai haussé les épaules.
— C’est Camille… Elle a encore besoin de moi pour tout. Je ne sais plus quoi faire.
Madame Dupuis a souri tristement.
— On veut toujours protéger nos enfants. Mais parfois, il faut les laisser tomber pour qu’ils apprennent à se relever.
Ses mots m’ont frappée en plein cœur. Laisser tomber Camille ? Impossible… Et pourtant, n’est-ce pas ce que je devrais faire ?
Le week-end suivant, Camille est venue déjeuner. Elle avait ce regard perdu, cette moue d’enfant qu’elle gardait même adulte.
— Maman, tu peux m’aider à remplir ce dossier pour la CAF ?
J’ai pris une grande inspiration.
— Camille, je t’aime très fort. Mais je ne peux plus faire les choses à ta place. Tu dois apprendre à te débrouiller.
Elle m’a regardée, choquée, les larmes aux yeux.
— Tu veux te débarrasser de moi ?
Mon cœur s’est serré. J’ai voulu la prendre dans mes bras, tout effacer. Mais j’ai tenu bon.
— Non, ma chérie. Je veux que tu sois heureuse, que tu sois fière de toi. Je serai toujours là si tu tombes, mais c’est à toi d’essayer de marcher.
Le repas a été silencieux. Camille est repartie tôt, sans un mot. J’ai pleuré toute la soirée. François m’a appelée :
— Tu as bien fait, Hélène. Il faut qu’elle grandisse.
Mais la nuit, les doutes reviennent. Et si elle ne s’en sortait pas ? Et si elle m’en voulait toute sa vie ?
Les jours passent. Camille m’appelle moins. Je sens sa colère, sa tristesse. Mais aussi, parfois, une fierté dans sa voix : « J’ai appelé le propriétaire toute seule. » Ou : « J’ai réussi à remplir le dossier. »
Je découvre une nouvelle Hélène, une mère qui apprend à lâcher prise. Ce n’est pas facile. La culpabilité me ronge encore. Mais je vois aussi une nouvelle Camille, qui vacille, qui trébuche, mais qui avance.
Parfois, je me demande : ai-je été une bonne mère ? Aurais-je dû agir autrement ? Est-ce que l’amour, parfois, ce n’est pas aussi savoir dire non ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment apprendre à nos enfants à voler sans jamais les laisser tomber ?