Quand la balance penche : de juge à jugé, mon histoire de poids et de regrets
« Tu comptes vraiment reprendre du gratin ? » Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Élodie baisse les yeux, sa fourchette suspendue au-dessus de son assiette. Je vois la honte passer sur son visage, mais je détourne le regard, persuadé d’agir pour son bien. Depuis des mois, je ne supporte plus ses kilos en trop. Je me dis que c’est à cause d’eux que notre couple s’étiole, que je ne la désire plus comme avant. Pourtant, au fond, c’est moi qui me sens prisonnier d’une routine étouffante.
Élodie était institutrice avant la naissance de nos enfants, mais depuis qu’elle est restée à la maison pour s’occuper de Paul et Manon, elle a changé. Elle s’est effacée derrière les lessives, les courses, les devoirs. Moi, je rentre tard du bureau, épuisé par mon boulot de comptable à la mairie de Tours. Les soirs se ressemblent : elle prépare le dîner, je râle sur le désordre ou sur le manque de sel dans la soupe. Et puis il y a ce poids qui s’est installé entre nous, invisible mais pesant.
Un soir, alors que je rentre plus tôt que d’habitude, je la surprends devant le miroir de la salle de bain. Elle pince la peau de son ventre, soupire. Je m’apprête à faire une remarque cinglante mais elle me devance :
— Tu sais, Guillaume… Je vais chercher du travail. J’ai besoin de retrouver qui j’étais.
Je hausse les épaules, persuadé qu’elle n’ira pas au bout. Mais quelques semaines plus tard, elle décroche un poste d’assistante dans une petite agence immobilière du centre-ville. Elle rayonne à nouveau. Elle se lève tôt, s’habille avec soin, se maquille légèrement. Les enfants sont fiers d’elle. Moi, je me sens mis à l’écart.
Petit à petit, Élodie change. Elle refuse les desserts, va marcher avec une collègue après le travail. Les kilos fondent. Les compliments pleuvent autour d’elle : sa mère, nos voisins, même Paul lui dit qu’elle est belle comme avant. Je devrais être heureux pour elle mais une jalousie sourde me ronge. Je me venge sur la nourriture : bières devant la télé, chips en cachette après le dîner. Mon ventre s’arrondit sans que je m’en rende compte.
Un soir d’automne, alors qu’elle rentre tard d’une réunion, elle me trouve affalé sur le canapé.
— Tu as mangé ?
— Oui…
— Tu as encore commandé des pizzas ?
Sa voix est douce mais je sens le reproche. Je m’emporte :
— Tu crois que c’est facile pour moi ? T’es jamais là !
Elle ne répond pas. Elle s’assoit à côté de moi et pose sa main sur la mienne.
— Guillaume… Je t’aime. Mais tu ne peux pas me reprocher ce que tu fais toi-même.
Je détourne la tête. Pour la première fois, je me vois dans ses yeux : fatigué, bouffi, aigri.
Les mois passent et l’écart se creuse entre nous. Élodie sort avec ses collègues après le travail ; moi, je décline les invitations des amis sous prétexte de fatigue. Les enfants me regardent avec tristesse quand je refuse d’aller au parc avec eux parce que « Papa est trop fatigué ».
Un dimanche matin, alors qu’Élodie prépare un brunch pour toute la famille, Manon me lance :
— Papa, pourquoi tu ne fais plus jamais de vélo avec nous ?
Je n’ai pas de réponse. Je marmonne quelque chose sur le mauvais temps et je retourne m’enfermer dans mon bureau.
C’est là que tout bascule. Je tombe sur une vieille photo de nous deux à La Rochelle, dix ans plus tôt. Nous sourions, jeunes et amoureux. Je ne reconnais ni mon visage ni celui d’Élodie aujourd’hui. Je réalise alors l’ampleur de ce que j’ai perdu : sa confiance, sa joie de vivre… et peut-être son amour.
Un soir d’hiver, Élodie rentre plus tard que d’habitude. Elle s’assied en face de moi et me regarde droit dans les yeux.
— Guillaume… Je crois qu’on doit parler.
Je sens mon cœur s’arrêter.
— J’ai besoin de temps pour moi. Pour réfléchir. Je vais aller chez ma sœur quelques jours avec les enfants.
Je reste sans voix. Je voudrais lui dire que je l’aime encore, que je suis désolé pour toutes ces années où je l’ai rabaissée… Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Les jours suivants sont un supplice. La maison est vide sans eux. Je tourne en rond, je repense à toutes mes remarques blessantes, à mon incapacité à voir sa souffrance quand il était encore temps.
Quand Élodie revient une semaine plus tard, elle est décidée.
— Guillaume… Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin d’être heureuse, pour moi et pour les enfants.
Je comprends alors que tout ce que j’ai voulu contrôler m’a échappé. Que mes jugements ont détruit ce que j’aimais le plus.
Aujourd’hui, je vis seul dans notre maison trop grande. J’ai entamé une thérapie pour comprendre mes erreurs et essayer de changer. Mais chaque soir, en croisant mon reflet dans la glace, je me demande : pourquoi faut-il tout perdre pour comprendre ce qui compte vraiment ? Est-ce qu’on peut réparer ce qu’on a brisé par orgueil ?