« À soixante-dix-sept ans, j’ai retrouvé l’amour : je croyais que c’était trop tard pour être heureuse »
— Tu ne vas quand même pas sortir comme ça, Maman ?
La voix de ma fille, Claire, résonne dans le couloir. Je me regarde dans le miroir, hésitante. Ma robe bleu marine, celle que je garde pour les grandes occasions, me semble soudain trop voyante. Je passe une main tremblante sur mes cheveux gris soigneusement relevés. À soixante-dix-sept ans, ai-je encore le droit de vouloir plaire ?
— Et pourquoi pas ? Je souris timidement. Je vais juste au marché avec Lucien.
Claire soupire, lève les yeux au ciel. Depuis la mort de mon mari, il y a huit ans, elle me surveille comme une enfant surveille sa mère vieillissante. Elle ne comprend pas ce qui m’arrive. Moi non plus, à vrai dire. Jusqu’à il y a quelques mois, je n’attendais plus rien de la vie. Mes journées étaient rythmées par la routine : café noir, mots croisés, promenade au parc Monceau, quelques courses chez Françoise la boulangère, et les visites hebdomadaires de mes petits-enfants.
Mais tout a changé un matin de février. Il pleuvait à verse et j’avais oublié mon parapluie. J’attendais sous l’auvent du kiosque à journaux quand un homme s’est approché, trempé jusqu’aux os.
— Vous permettez ? Il a souri en me tendant un vieux parapluie déchiré.
J’ai ri malgré moi. Lucien. Il avait ce regard pétillant, ce sourire désarmant. Nous avons parlé de tout et de rien : du prix des légumes, des souvenirs d’enfance à Paris, des films d’Agnès Varda. Il m’a raccompagnée chez moi ce jour-là. Et le lendemain, il m’attendait devant la porte avec deux croissants.
Au début, je n’ai rien dit à Claire ni à personne. J’avais honte d’être heureuse. Honte de ressentir ce frisson adolescent à chaque fois que Lucien m’appelait « ma belle ». Honte d’espérer encore quelque chose de la vie alors que tout le monde autour de moi semblait résigné à la vieillesse.
Mais Lucien n’a pas lâché prise. Il m’a invitée au cinéma — une séance du mercredi après-midi où nous étions les seuls spectateurs. Il m’a emmenée danser dans une guinguette sur les bords de Marne où les couples âgés valsaient sous les lampions. Il m’a offert des pivoines parce qu’il se souvenait que c’était mes fleurs préférées.
Un soir, alors que nous rentrions main dans la main, Claire nous a surpris sur le pas de la porte.
— Maman ! Tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu n’as plus vingt ans !
J’ai senti mes joues brûler. Lucien a serré ma main plus fort.
— Claire, ta mère a le droit d’être heureuse, non ?
Elle a claqué la porte sans répondre. Pendant des jours, elle m’a fait la tête. Elle disait que je me ridiculisais, que je devrais penser à ma santé plutôt qu’à des « bêtises de jeunesse ». Même mon petit-fils Paul s’est moqué gentiment :
— Mamie a un amoureux !
J’ai pleuré en silence cette nuit-là. Je me suis demandé si j’étais égoïste. Si je devais renoncer à cette joie nouvelle pour ne pas troubler l’ordre familial.
Mais Lucien était là, patient et tendre. Il m’a raconté son propre passé : sa femme morte trop jeune, ses enfants partis vivre à Lyon et qui ne lui téléphonent presque jamais. Sa solitude à lui aussi.
Un dimanche d’avril, il m’a emmenée pique-niquer au Jardin des Plantes. Nous avons ri comme deux enfants en mangeant des fraises et du fromage de chèvre sur une nappe à carreaux rouges. Pour la première fois depuis des années, j’ai oublié mes douleurs aux genoux et mes angoisses nocturnes.
Peu à peu, Claire a baissé la garde. Elle a vu que je souriais plus souvent, que je chantonnais en préparant le dîner. Un soir, elle est venue me voir dans ma chambre.
— Tu as l’air heureuse…
J’ai hoché la tête, les larmes aux yeux.
— Oui, Claire. Je croyais que c’était fini pour moi… Mais non. La vie continue tant qu’on respire.
Elle m’a prise dans ses bras sans un mot.
Aujourd’hui, Lucien et moi partageons nos petits bonheurs : une balade au marché d’Aligre, un café crème en terrasse rue Mouffetard, une soirée Scrabble avec nos voisins du troisième étage. Nous avons même prévu un voyage en Bretagne cet été — mon premier depuis vingt ans !
Je sais que certains nous jugent. Que beaucoup pensent qu’à notre âge, il ne reste plus qu’à attendre la fin en silence. Mais je veux leur dire : il n’est jamais trop tard pour aimer ni pour être aimé.
Parfois je me demande : pourquoi la société nous refuse-t-elle le droit au bonheur passé un certain âge ? Pourquoi tant de préjugés sur l’amour après soixante-dix ans ? N’avons-nous pas tous besoin d’un peu de tendresse jusqu’au bout ?