« Ce soir-là, ma belle-fille m’a annoncé l’impensable : elle voulait m’envoyer en maison de retraite »
« Maman, il faut qu’on parle. » La voix de Claire, ma belle-fille, tremblait à peine, mais je sentais déjà le froid s’insinuer dans la pièce. Je serrais mon vieux plaid contre moi, assise sur le canapé élimé du salon, les yeux fixés sur la pendule qui battait le temps, implacable.
« Tu sais, avec le travail, les enfants, et puis… tu n’es plus toute jeune, tu comprends ? On ne peut plus continuer comme ça. »
J’ai senti mon cœur rater un battement. J’ai voulu répondre, mais ma gorge était sèche, mes mains tremblaient. J’ai regardé mon fils, Thomas, assis à côté d’elle, les yeux baissés, fuyant mon regard. Il n’a rien dit. Pas un mot. Lui, mon fils unique, pour qui j’ai tout sacrifié.
Je me suis revue, il y a trente ans, courant dans ce même salon, Thomas dans les bras, riant aux éclats. Je me suis souvenue des nuits blanches, des premiers pas, des devoirs d’école, des goûters improvisés. Et maintenant, on me parlait comme à un fardeau.
« On a visité une maison de retraite à Suresnes, c’est très bien, tu sais. Il y a des activités, un jardin… Tu ne seras pas seule. »
Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Elles coulaient, chaudes, silencieuses, sur mes joues ridées. Je me sentais trahie, abandonnée. J’ai serré plus fort mon plaid, comme si c’était la seule chose qui me restait de mon ancienne vie.
« Et si je refuse ? » ai-je murmuré, la voix brisée.
Claire a soupiré, exaspérée. « Maman, tu ne peux plus rester ici toute seule. Tu as failli tomber la semaine dernière. On s’inquiète pour toi. »
Mais ce n’était pas de l’inquiétude que je lisais dans ses yeux. C’était de la lassitude. Je dérangeais. J’étais de trop.
La nuit est tombée sur la banlieue parisienne. J’ai entendu les enfants de Thomas rire dans leur chambre. Je me suis levée, chancelante, et je suis allée m’asseoir près de la fenêtre. Dehors, les lumières des immeubles brillaient comme des étoiles froides. J’ai pensé à ma propre mère, morte seule dans un hôpital de province. J’avais juré que jamais je ne laisserais cela arriver à quelqu’un de ma famille.
Le lendemain matin, Thomas est venu me voir. Il a posé une main maladroite sur mon épaule.
« Maman… Je sais que c’est difficile. Mais on ne peut pas faire autrement. Claire est épuisée, moi aussi. Les enfants ont besoin de nous. Et toi, tu as besoin de soins. »
J’ai voulu crier, hurler que je n’étais pas une charge, que j’étais encore capable de vivre, d’aimer, de donner. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai hoché la tête, résignée.
Les jours suivants ont été un supplice. Claire évitait mon regard, Thomas partait tôt le matin, rentrait tard le soir. Les petits venaient moins souvent me voir. Je me suis sentie disparaître peu à peu, comme une ombre dans cette maison qui n’était plus la mienne.
Le jour du départ est arrivé. Claire a emballé mes affaires dans deux valises. Elle a pris soin de ne rien oublier, mais elle a laissé derrière elle tout ce qui comptait vraiment : les souvenirs, les rires, les odeurs de cuisine, les Noëls passés ensemble.
Dans la voiture, personne ne parlait. J’ai regardé défiler les rues de mon quartier, les arbres en fleurs, les voisins qui promenaient leur chien. J’ai eu envie de crier, de demander à Thomas de faire demi-tour, de me ramener chez moi. Mais je n’ai rien dit.
La maison de retraite était propre, moderne, impersonnelle. Une infirmière m’a accueillie avec un sourire professionnel. « Bienvenue, Madame Dubois. Vous verrez, ici, on s’occupe bien de nos résidents. »
Je me suis retrouvée dans une petite chambre, avec vue sur un jardin bien entretenu. J’ai posé mon plaid sur le lit, comme un dernier lien avec ma vie d’avant.
Les jours ont passé. Les autres résidents étaient gentils, mais tristes. Certains ne recevaient jamais de visite. D’autres attendaient, chaque dimanche, un fils ou une fille qui ne venait pas. J’ai vu dans leurs yeux la même détresse que dans le mien.
Un après-midi, alors que je tricotais près de la fenêtre, une jeune aide-soignante, Élodie, s’est assise à côté de moi.
« Vous avez de la visite aujourd’hui ? »
J’ai souri tristement. « Non. Mon fils travaille beaucoup. Il a une famille, vous savez… »
Elle a hoché la tête. « C’est souvent comme ça. Mais vous n’êtes pas seule ici. On est là pour vous. »
J’ai voulu la croire. Mais chaque soir, en serrant mon plaid contre moi, je sentais le vide grandir.
Un dimanche, Thomas est enfin venu. Il avait l’air fatigué, gêné. Il a parlé de tout et de rien, des enfants, du travail. Il n’a pas demandé comment j’allais. Avant de partir, il m’a embrassée sur le front.
« Tu es bien ici, hein, maman ? »
J’ai menti. J’ai dit oui. Parce que je ne voulais pas qu’il culpabilise. Parce que je l’aimais trop pour lui faire du mal.
Mais au fond de moi, je me suis demandé : est-ce cela, la vieillesse en France ? Finir seule, loin des siens, dans une chambre impersonnelle ? Est-ce le prix à payer pour avoir aimé, donné toute sa vie ?
Et vous, pensez-vous qu’on traite bien nos anciens ? Est-ce vraiment la seule solution ?