J’ai donné la maison familiale à mon fils… Aujourd’hui, je doute : ai-je détruit notre famille ?
« Tu ne comprends pas, maman, j’ai besoin d’espace ! »
La voix de Paul résonne encore dans l’entrée, sèche, presque étrangère. Je serre la poignée de ma valise, les yeux embués. Ce matin-là, j’ai quitté la maison où j’ai tout vécu : mes joies, mes peines, les rires de mes enfants, les disputes avec Jean, mon mari disparu trop tôt. J’ai laissé les clefs sur la table en chêne, celle que nous avions achetée ensemble à la brocante de Saint-Antoine. Mon cœur battait si fort que j’ai cru qu’il allait exploser.
Tout a commencé il y a deux ans. Paul, mon fils aîné, venait d’avoir trente ans. Il vivait encore chez moi, dans cette grande maison de Tours, incapable de trouver un emploi stable après ses études de droit. Sa sœur, Camille, était déjà partie à Paris depuis longtemps. Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres du salon, Paul m’a lancé :
— Tu sais maman, je crois que je n’y arriverai jamais si je reste ici. J’ai besoin d’un vrai chez-moi.
J’ai senti une fissure en moi. Cette maison, c’était tout ce qui me restait de Jean et de notre vie d’avant. Mais comment refuser à son enfant la chance de s’envoler ? J’ai réfléchi des semaines entières, pesant chaque souvenir contre l’avenir de Paul. Finalement, j’ai pris la décision : je lui ai donné la maison.
Au début, tout semblait aller mieux. Paul a repeint les murs du salon en gris perle, il a installé son bureau dans l’ancienne chambre de Camille. Il m’a invitée à dîner le dimanche, me préparant des plats qu’il avait appris sur internet. Mais peu à peu, j’ai senti que quelque chose changeait. Les photos de famille ont disparu du buffet ; le vieux fauteuil de Jean a été relégué au grenier. Un jour, j’ai retrouvé mes albums de photos dans un carton au fond du garage.
— Je fais un peu de place, tu comprends ?
J’ai hoché la tête sans rien dire. Mais à l’intérieur, j’avais l’impression qu’on effaçait mon existence.
Les mois ont passé. Je me suis installée dans un petit appartement HLM à la périphérie de Tours. Les voisins sont gentils mais discrets ; ici, personne ne connaît mon histoire. Je passe mes journées à marcher le long du Cher ou à tricoter devant la télévision. Parfois, Camille m’appelle :
— Maman, tu vas bien ? Paul t’a vue récemment ?
Je mens souvent : « Oui, il est très occupé mais il va bien. » En réalité, Paul ne m’invite plus que pour les grandes occasions : Noël, son anniversaire… Et même alors, je me sens comme une étrangère dans ma propre maison.
Un dimanche de printemps, j’ai osé lui demander :
— Paul, est-ce que tu es heureux ici ? Est-ce que tu penses parfois à ton père ?
Il a soupiré :
— Maman… Il faut avancer. Tu ne peux pas rester accrochée au passé.
J’ai senti mes mains trembler. Avancer… Mais comment avancer quand tout ce qui faisait ma vie est derrière moi ?
Un soir d’été, alors que je rentrais chez moi après avoir arrosé les fleurs du cimetière où repose Jean, j’ai croisé Madame Lefèvre dans l’ascenseur.
— Vous avez l’air fatiguée, Marie.
Je n’ai pas su quoi répondre. Fatiguée… Oui. Fatiguée d’être seule, fatiguée d’avoir voulu trop bien faire.
Je repense souvent à cette décision. Ai-je vraiment aidé Paul ? Ou ai-je simplement voulu croire que donner la maison suffirait à préserver notre famille ? Aujourd’hui, il vit sa vie sans moi ; Camille ne revient que rarement ; et moi, je tourne en rond dans mon petit deux-pièces.
Parfois, je rêve que Jean me parle :
— Tu as fait ce qu’il fallait pour nos enfants.
Mais au réveil, le silence est lourd.
Hier encore, j’ai reçu un message de Paul : « Je pars en vacances avec des amis. Je te laisse arroser les plantes si tu veux passer. » Même pour arroser les plantes… Je ne suis plus chez moi.
Je regarde par la fenêtre le ciel de Tours qui s’assombrit et je me demande : est-ce cela être mère ? Donner tout ce qu’on a jusqu’à s’effacer soi-même ?
Et vous… Auriez-vous fait comme moi ? Est-ce qu’on peut vraiment transmettre une maison sans perdre sa place dans le cœur de ses enfants ?