Sous le regard de ma mère : briser le silence sous le globe de verre

« Tu ne comprends donc jamais rien, Camille ! »

La voix de ma mère, Monique, résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, les jointures blanches, le regard fixé sur la nappe à carreaux rouges. J’ai vingt-six ans, mais devant elle, je redeviens cette petite fille maladroite qui renverse son verre de lait et s’excuse trop fort.

« Je comprends, maman, mais… »

Elle lève la main, m’interrompt. « Il n’y a pas de mais. Tu fais n’importe quoi avec ta vie. Tu crois vraiment que tu vas réussir à Paris, avec tes histoires de théâtre ? Tu n’es pas faite pour ça. »

Je sens la colère monter, brûlante, mais je ravale mes mots. Depuis toujours, j’ai appris à me taire, à ne pas faire de vagues. Mon père, Henri, assis en bout de table, lit son journal sans lever les yeux. Il ne prend jamais parti. Il laisse faire, comme s’il n’était pas là, comme s’il n’était pas mon père.

Je me lève brusquement, la chaise grince. « Je pars, maman. Je dois répéter. »

Elle soupire, théâtrale. « Tu vois, tu fuis toujours. Tu n’affrontes rien. »

Je claque la porte. Dans la rue, l’air frais de Lyon me gifle. Je marche vite, les larmes brouillant ma vue. Pourquoi est-ce si difficile d’être aimée pour ce que je suis ? Pourquoi faut-il toujours que je me plie à ses attentes ?

Depuis mon enfance, j’ai vécu sous son globe de verre. Elle décidait de tout : mes vêtements, mes amis, mes loisirs. À l’école, elle surveillait mes notes, appelait mes professeurs, contrôlait mes sorties. Quand j’ai eu mon bac, elle voulait que je fasse médecine, comme mon cousin Paul. J’ai choisi les lettres, puis le théâtre. Elle ne m’a jamais pardonné.

À la fac, j’ai rencontré Élodie, ma meilleure amie. Elle, sa mère l’encourage, la soutient, l’écoute. Chez eux, on rit, on crie, on vit. Chez moi, on chuchote, on évite les sujets qui fâchent. Monique règne, Henri s’efface, et moi, je me débats.

Un soir, après une répétition, Élodie me prend la main. « Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille. Tu dois lui parler, vraiment. »

Je secoue la tête. « Elle ne m’écoute pas. Elle ne veut pas comprendre. »

Élodie insiste : « Tu dois lui dire ce que tu ressens. Sinon, tu vas exploser. »

Je rentre chez moi, le cœur lourd. Monique m’attend dans le salon, assise bien droite, les mains croisées sur ses genoux. « Tu rentres tard. »

Je prends une inspiration. « Maman, il faut qu’on parle. »

Elle fronce les sourcils. « À propos de quoi ? »

Je sens ma voix trembler. « De moi. De ce que je veux. Je ne suis pas toi, maman. Je ne veux pas être médecin. Je veux être comédienne. Je veux vivre à Paris. Je veux… respirer. »

Un silence tombe, lourd, pesant. Monique me fixe, les yeux brillants de colère. « Tu es égoïste, Camille. Tu ne penses qu’à toi. Tu vas gâcher ta vie. »

Je sens la colère éclater, cette fois. « Non, maman ! Ce n’est pas égoïste de vouloir être heureuse ! Tu ne m’as jamais demandé ce que je voulais, jamais ! »

Elle se lève, tremblante. « J’ai tout sacrifié pour toi ! Je t’ai protégée, élevée, aimée ! »

« Aimée ? Ou contrôlée ? »

Elle recule, comme si je l’avais giflée. Henri lève enfin les yeux de son journal. « Calmez-vous, toutes les deux… »

Mais c’est trop tard. Les mots sont sortis, acérés, irréparables. Monique quitte la pièce, claque la porte de sa chambre. Henri me regarde, désemparé. « Elle t’aime, tu sais. À sa façon. »

Je monte dans ma chambre, m’effondre sur le lit. Les sanglots secouent mon corps. Pourquoi l’amour fait-il si mal ? Pourquoi faut-il choisir entre être soi et être aimée ?

Les jours passent, tendus. On s’évite, on se croise sans se parler. Je prépare mes affaires pour Paris en cachette. Le jour du départ, Monique m’attend dans l’entrée, les bras croisés.

« Tu pars sans dire au revoir ? »

Je pose ma valise, la gorge serrée. « Je ne veux pas partir fâchée, maman. Mais je dois partir. Pour moi. »

Elle détourne les yeux, les larmes aux cils. « Tu reviendras quand tu auras compris que j’avais raison. »

Je sors, le cœur en miettes.

À Paris, la vie est dure, mais je respire enfin. Je joue dans des petits théâtres, je galère, je doute, mais je vis. Parfois, j’appelle Henri, il me donne des nouvelles, me dit que Monique ne parle plus beaucoup de moi. Elle a enlevé mes photos du salon.

Un soir, après une représentation, Élodie me serre dans ses bras. « Tu es courageuse, Camille. »

Mais le doute me ronge. Ai-je eu raison de tout quitter ? Suis-je une mauvaise fille ? Est-ce possible d’être soi-même sans blesser ceux qu’on aime ?

Et vous, avez-vous déjà dû choisir entre votre liberté et l’amour de vos proches ? Est-ce que le bonheur mérite vraiment tous ces sacrifices ?