Entre amour et loyauté : pourquoi j’ai choisi ma petite-fille plutôt que mon fils
« Tu ne peux pas me faire ça, maman ! » La voix de Marc résonne encore dans la cuisine, tranchant le silence du petit matin. Je serre la lettre entre mes doigts tremblants, celle qui annonce que la maison familiale ne sera pas pour lui, mais pour Camille, ma petite-fille. J’ai 68 ans, et jamais je n’aurais cru devoir choisir entre mon fils et la chair de sa chair.
Tout a commencé il y a des années, dans notre pavillon de banlieue à Créteil. Marc était un enfant lumineux, toujours le premier à faire rire ses camarades. Mais après le divorce avec son père, il s’est refermé. J’ai vu les bouteilles s’accumuler dans sa chambre d’ado, puis dans son studio d’étudiant à Paris. J’ai fermé les yeux, pensant que ça passerait. Mais l’alcool a tout rongé : ses études, ses amitiés, puis son mariage avec Sophie.
Camille est née un matin de mai, alors que Marc était déjà absent, perdu dans ses démons. J’ai pris la petite dans mes bras à la maternité et j’ai juré de ne jamais l’abandonner. Sophie a tenu bon quelques années avant de partir refaire sa vie à Lyon, me confiant Camille un week-end sur deux. C’est là que j’ai compris : je devais être plus qu’une grand-mère. Je devais être un refuge.
Marc revenait parfois, les yeux rougis, le souffle court. « Je vais m’en sortir, maman », promettait-il. Mais chaque promesse était suivie d’une rechute. Un soir d’hiver, il est arrivé ivre devant la porte, hurlant qu’on lui volait sa fille. Camille s’est cachée sous la table. J’ai appelé les gendarmes. Ce soir-là, quelque chose s’est brisé entre nous.
Les années ont passé. Camille a grandi, studieuse et douce, passionnée de littérature. Elle m’a confié ses rêves d’études à la Sorbonne, ses peurs de ressembler à son père. Je l’ai encouragée à croire en elle, à ne pas laisser l’ombre de Marc la définir.
Mais Marc n’a jamais cessé de réclamer sa part : « Tu me dois bien ça, maman ! C’est moi ton fils ! » Il venait parfois mendier quelques billets, promettant de chercher du travail. Je voyais dans ses yeux la détresse et la rancœur. Les voisins chuchotaient : « Pauvre Madame Lefèvre… »
Quand le notaire m’a demandé à qui je voulais léguer la maison, j’ai hésité des nuits entières. J’entendais la voix de mon père : « On ne coupe pas le sang. » Mais je voyais aussi Camille, penchée sur ses livres, rêvant d’un avenir loin du chaos.
Le jour où j’ai signé le testament, j’ai pleuré comme une enfant. J’ai choisi Camille. Parce qu’elle n’a rien demandé de ce fardeau. Parce qu’elle mérite une chance.
Marc l’a appris par hasard. Il a débarqué chez moi en hurlant :
— Tu préfères ta petite-fille à ton propre fils ?
— Ce n’est pas une question de préférence, Marc…
— Tu me condamnes ! Tu me traites comme un moins que rien !
Il a claqué la porte si fort que les cadres sont tombés du mur. Camille est venue me prendre la main :
— Tu as fait ce qu’il fallait, mamie.
Mais les nuits sont longues depuis ce jour-là. Je revois Marc enfant, courant dans le jardin. Je me demande si j’aurais pu l’aider autrement. Si j’aurais dû être plus dure ou plus tendre.
Aujourd’hui, Camille vit à Paris. Elle m’appelle chaque dimanche. Marc ne donne plus de nouvelles. Parfois je croise son ombre dans les rues de Créteil.
Ai-je trahi mon fils ? Ou ai-je simplement essayé de sauver ce qui pouvait l’être ? Est-ce qu’on peut aimer sans se perdre soi-même ?
Et vous… auriez-vous eu le courage de faire ce choix ?