Quand la frontière entre vie privée et travail devient floue : mon histoire au bureau
« Tu sais, Camille, tu devrais sourire plus souvent. On dirait que tu caches quelque chose. »
La voix de Julien résonne encore dans ma tête, même des semaines après ce matin-là. C’était mon troisième jour dans cette nouvelle agence de communication à Lyon. Je venais à peine de poser mon sac à dos sur la chaise, encore engourdie par le froid de février, quand il s’est approché de moi, son café à la main, le sourire trop large pour être sincère.
Je n’ai rien répondu. J’ai juste baissé les yeux sur mon ordinateur, espérant qu’il comprendrait le message. Mais Julien n’est pas du genre à comprendre les messages subtils. Il s’est assis à côté de moi, a commencé à me parler de ses anciennes boîtes, de ses passions pour la randonnée et le vin nature, puis, sans transition :
« Tu vis seule ? »
J’ai senti mes joues rougir. Pourquoi cette question ? Pourquoi si tôt ? J’ai bredouillé un « Oui, enfin… » sans vraiment savoir ce que je voulais dire. Il a souri, satisfait, comme s’il venait de gagner une manche dans un jeu dont j’ignorais les règles.
À midi, il m’a proposé d’aller déjeuner ensemble. J’ai refusé poliment, prétextant un appel urgent à passer. Mais il n’a pas lâché l’affaire. Le lendemain, il m’a invitée à boire un verre après le travail. Cette fois, il a ajouté :
« Tu sais, tu devrais sortir plus souvent. Ça te ferait du bien. »
J’ai senti la colère monter en moi. Qui était-il pour juger de ma vie ? Mais je n’ai rien dit. Je me suis contentée d’un sourire crispé.
Le soir même, j’en ai parlé à ma sœur, Élodie. Elle a tout de suite réagi :
— Tu dois mettre les choses au clair ! Ce genre de comportement, ça peut vite dégénérer.
— Mais si je fais ça, je vais passer pour la fille coincée ou parano…
— Et alors ? Tu préfères qu’il continue ?
Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain, j’ai évité Julien autant que possible. Mais il a fini par me coincer à la machine à café.
— Camille, tu m’évites ?
— Non, pas du tout… Je suis juste très occupée.
— Tu sais, je voulais juste te connaître un peu mieux. On est collègues après tout…
Il a posé sa main sur mon bras. J’ai sursauté et reculé d’un pas.
— Je préfère qu’on garde une relation professionnelle, Julien.
Il a éclaté de rire.
— Oh là là ! T’es sérieuse ? On ne peut même plus plaisanter maintenant ?
J’ai senti les regards des autres collègues sur nous. Certains ont détourné les yeux, d’autres ont échangé des sourires gênés. J’avais l’impression d’être jugée, comme si c’était moi le problème.
Les jours suivants ont été un enfer. Julien ne m’adressait plus la parole mais lançait des piques devant tout le monde :
— Faut pas trop parler à Camille, elle va croire qu’on la drague !
J’avais envie de disparaître. J’ai commencé à douter de moi-même : étais-je trop froide ? Trop distante ? Ou au contraire trop gentille ?
Un vendredi soir, alors que je rangeais mes affaires pour partir, ma cheffe, Madame Lefèvre, m’a appelée dans son bureau.
— Camille, ça va ? On dirait que tu n’es pas très à l’aise ces derniers temps.
J’ai hésité. Devais-je tout raconter ? Prendre le risque d’être cataloguée comme « celle qui fait des histoires » ? Mais j’en avais assez de me taire.
— En fait… Il y a un collègue qui a des comportements qui me mettent mal à l’aise.
— Tu veux parler de Julien ?
J’ai hoché la tête. Elle a soupiré.
— Tu n’es pas la première à me faire ce genre de retour. Je vais m’en occuper.
Un poids s’est envolé de mes épaules. Mais en même temps, une nouvelle angoisse est née : qu’allait-il se passer maintenant ?
Le lundi suivant, Julien était absent. On a appris plus tard qu’il avait été convoqué par les ressources humaines. Certains collègues m’ont regardée différemment, comme si j’étais responsable de son sort.
Le climat au bureau est resté tendu pendant des semaines. J’ai entendu des chuchotements dans les couloirs :
— Faut faire gaffe avec Camille… Elle balance vite !
J’ai eu envie de crier que je n’avais rien demandé, que je voulais juste travailler tranquille ! Mais je me suis tue. J’ai continué à faire mon boulot du mieux que je pouvais.
Un soir, en rentrant chez moi sous la pluie battante, j’ai éclaté en sanglots sur le quai du métro. Pourquoi est-ce si difficile d’être respectée au travail ? Pourquoi doit-on choisir entre sa tranquillité et sa réputation ?
Aujourd’hui encore, je repense à cette période avec un mélange d’amertume et de fierté. J’ai tenu bon. J’ai posé mes limites. Mais à quel prix ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce vraiment possible d’imposer le respect sans passer pour la « méchante » ou la « parano » au bureau ?