« Je t’aime, mais je ne veux plus être seulement la nounou de mes petits-enfants » : Mon cri du cœur d’une grand-mère française
« Mais maman, tu ne peux pas nous laisser tomber comme ça ! » La voix de ma fille, Élodie, résonne encore dans l’entrée, pleine de reproches et d’incompréhension. Je serre la poignée de la porte, le cœur battant. Derrière moi, le silence de mon appartement me pèse autant qu’il me libère. Je viens de lui annoncer que je ne garderai plus les enfants tous les mercredis et pendant les vacances scolaires. J’ai 67 ans, et pour la première fois depuis des décennies, j’ai dit non.
Je m’appelle Françoise. Toute ma vie, j’ai été une femme « comme il faut ». Mariée à 21 ans avec Jean-Pierre, deux enfants – Élodie et Thomas –, une maison dans la banlieue de Tours, un emploi d’institutrice. J’ai tout donné pour ma famille. Les années ont filé, rythmées par les devoirs, les lessives, les réunions parents-profs et les vacances à La Baule. Quand Jean-Pierre est parti – un infarctus brutal à 59 ans –, j’ai cru que le monde s’écroulait. Mais il fallait tenir bon. Pour les enfants. Pour moi.
La retraite est arrivée comme une promesse : enfin du temps pour moi. J’avais des rêves simples. Prendre le train pour aller voir la mer hors saison, apprendre l’italien, m’inscrire à la chorale du quartier, peut-être même oser un voyage seule à Florence… Mais très vite, la réalité m’a rattrapée.
« Maman, tu pourrais garder Camille mercredi prochain ? On n’a personne… »
« Maman, tu pourrais prendre Léo pendant les vacances ? On n’a pas eu de place au centre aéré… »
Au début, j’étais ravie. Les rires des enfants remplissaient la maison vide. Je retrouvais l’odeur du chocolat chaud et la douceur des petites mains dans les miennes. Mais peu à peu, ce qui était un plaisir est devenu une obligation. Chaque semaine, chaque vacances, c’était à moi qu’on demandait. Thomas habite Lyon, il n’est jamais disponible. Élodie travaille beaucoup – « Tu comprends maman, avec mon poste au CHU… » – et son mari, Laurent, rentre tard.
Je me suis retrouvée piégée dans un rôle que je n’avais pas choisi. Je n’osais rien dire. Après tout, c’est normal d’aider ses enfants, non ? Mais à chaque fois que je refusais une sortie avec mes amies ou que je reportais mon cours d’italien parce qu’il fallait aller chercher Camille à l’école, une petite voix en moi criait : « Et toi alors ? Quand est-ce que tu vivras pour toi ? »
Un mercredi matin de janvier, alors que je préparais des crêpes pour Léo et Camille, j’ai senti une fatigue immense m’envahir. Pas seulement physique – une lassitude profonde, comme si ma vie m’échappait encore une fois. J’ai regardé mes mains ridées sur le saladier et j’ai eu envie de pleurer.
Le soir même, j’ai appelé Élodie.
– Écoute ma chérie… Il faut qu’on parle.
– Qu’est-ce qu’il y a maman ? Tu es malade ?
– Non… Enfin si, un peu. Malade d’être toujours celle sur qui on compte sans jamais demander ce que je veux vraiment.
– Mais maman… Tu sais bien qu’on n’a personne d’autre !
– Justement. Ce n’est pas normal que tout repose sur moi. J’ai besoin de temps pour moi aussi.
Silence glacé au bout du fil.
Depuis ce jour-là, tout a changé. Élodie m’en veut. Elle me le fait sentir à chaque coup de fil : « Tu as changé maman… Tu n’es plus la même depuis que tu es à la retraite… » Thomas m’a appelée : « Tu sais bien que tu es la seule qui puisse aider Élodie… Tu exagères un peu non ? » Même mes amies ne comprennent pas toujours : « Tu as de la chance d’avoir tes petits-enfants près de toi ! Moi je donnerais tout pour ça… »
Mais personne ne voit ce que je ressens vraiment : cette impression d’avoir trahi un code invisible de la « bonne grand-mère ». Celle qui se sacrifie sans jamais se plaindre. Celle qui sourit toujours et prépare des tartes aux pommes en chantonnant.
J’ai commencé à écrire dans un carnet ce que je n’osais dire à personne :
« Aujourd’hui j’ai dit non. J’ai choisi d’aller au cinéma seule plutôt que de garder Camille malade. J’ai culpabilisé toute la journée mais le soir, devant le film, j’ai ressenti une joie étrange. Comme si je reprenais possession de ma vie. »
Petit à petit, j’ai osé plus : refuser un week-end entier avec les enfants pour partir marcher sur la côte sauvage avec le club de randonnée ; annuler un mercredi pour aller visiter une exposition à Paris avec mon amie Mireille ; dire à Élodie que non, je ne peux pas toujours être disponible.
Les tensions familiales sont devenues plus vives. Un dimanche midi chez moi, alors que je servais le poulet rôti :
– Tu sais maman, Camille a pleuré parce que tu n’étais pas là mercredi dernier…
– Je suis désolée ma chérie. Mais j’avais besoin de temps pour moi.
Laurent a levé les yeux au ciel :
– C’est quand même fou… Avant les grands-parents étaient là pour aider !
J’ai posé la casserole avec un bruit sec.
– Avant les femmes n’avaient pas le droit de choisir leur vie non plus !
Un silence gênant a suivi. J’ai vu dans les yeux d’Élodie une tristesse mêlée d’incompréhension.
Je me sens seule parfois. Coupable souvent. Mais aussi fière d’avoir osé dire stop.
Je ne veux pas être seulement une grand-mère-nounou. Je veux être Françoise – une femme qui aime ses petits-enfants mais qui a aussi ses rêves et ses envies.
Est-ce si égoïste de vouloir vivre pour soi après avoir tant donné ? Est-ce qu’on a le droit, en France aujourd’hui, d’être une « mauvaise grand-mère » simplement parce qu’on veut exister autrement ? Qu’en pensez-vous ?