Quand le frigo est vide et le cœur déborde : Mon fils ne veut pas partir

— Julien, tu pourrais au moins sortir faire des courses !

Ma voix a claqué dans la cuisine, plus forte que je ne l’aurais voulu. Il était 9h du matin, la lumière grise filtrait à travers les volets, et le frigo, une fois de plus, n’offrait que son écho froid. Julien, mon fils de 32 ans, était déjà assis devant son ordinateur portable, casque vissé sur les oreilles, dans ce coin du salon qu’il a transformé en bureau depuis le premier confinement. Il n’a même pas levé les yeux.

— Je travaille, maman.

Toujours la même réponse. Toujours ce ton neutre, presque absent. J’ai senti la colère monter, mais aussi cette tristesse sourde qui me serre la poitrine depuis des mois. Depuis des années, peut-être. Je me suis appuyée contre le plan de travail, les mains tremblantes.

— Tu travailles… Mais tu vis ici comme un fantôme ! Tu ne sors jamais, tu ne vois personne… Tu crois que c’est normal ?

Julien a soupiré, a retiré son casque. Il m’a regardée avec ces yeux fatigués qui me rappellent ceux de son père quand il rentre du travail, épuisé par une journée à l’usine.

— Je suis bien ici. Pourquoi tu veux toujours que je parte ?

J’ai senti mes yeux s’embuer. Ce n’est pas que je veux qu’il parte… C’est que je veux qu’il vive. Qu’il ait une vie à lui. Qu’il connaisse autre chose que ces quatre murs et la lumière bleue de son écran.

Son père, François, est entré à ce moment-là. Il a jeté un coup d’œil au frigo vide et a lâché un juron à voix basse.

— Encore rien à manger ? On va finir par crever de faim dans cette baraque !

Julien s’est renfrogné. Moi, j’ai eu honte. Honte de cette scène répétée mille fois. Honte de ne pas savoir comment aider mon fils à grandir enfin.

Le soir, à table, le silence était lourd. François a tenté une approche plus douce :

— Tu sais, Julien… À ton âge, j’avais déjà deux enfants et un crédit sur le dos. Tu pourrais au moins penser à prendre ton indépendance.

Julien a haussé les épaules.

— Ce n’est plus comme avant. Les loyers sont trop chers. Et puis… Je n’ai pas envie d’être seul.

J’ai senti mon cœur se serrer. Est-ce ma faute ? L’ai-je trop couvé ? Trop protégé ?

Après le dîner, j’ai rangé la cuisine en silence. J’ai repensé à toutes ces années où j’ai tout fait pour lui : ses lessives, ses repas préférés, ses papiers administratifs… Peut-être que je l’ai empêché de devenir adulte sans m’en rendre compte.

Le lendemain matin, j’ai pris mon courage à deux mains. J’ai frappé à la porte de sa chambre — enfin, ce qui était censé être une chambre d’amis avant qu’il ne s’y installe définitivement.

— Julien… On peut parler ?

Il m’a regardée sans un mot. J’ai pris une grande inspiration.

— Tu sais que tu peux tout me dire. Mais là… Je sens que tu te renfermes de plus en plus. On ne peut pas continuer comme ça. Tu as besoin d’air, de rencontres…

Il a détourné les yeux.

— J’ai peur, maman. Peur d’échouer dehors. Peur de ne pas y arriver tout seul.

Ses mots m’ont transpercée. J’ai voulu le prendre dans mes bras mais il s’est reculé.

— Je ne veux pas te faire de mal… Mais je ne sais pas comment faire autrement.

Ce soir-là, j’ai parlé longtemps avec François. Lui aussi se sent impuissant. Il m’a dit :

— On ne peut pas le forcer à partir. Mais on doit lui montrer qu’on croit en lui.

Les jours ont passé. J’ai essayé de lâcher prise : je ne fais plus ses lessives, je ne cuisine plus pour lui tous les jours. Au début il s’est vexé, puis il a commencé à se débrouiller un peu plus. Mais il reste là, dans sa bulle.

Un dimanche matin, ma sœur Claire est venue prendre le café. Elle a tout de suite remarqué l’ambiance tendue.

— Tu sais, Marie, il y en a plein des jeunes comme Julien aujourd’hui… Ce n’est pas que ta faute. Mais il faut qu’il trouve une raison de sortir d’ici.

Elle avait raison. Mais comment lui donner envie de vivre sa propre vie ?

Un soir d’orage, alors que la pluie battait contre les vitres et que la télévision grésillait dans le salon, Julien est venu s’asseoir près de moi sur le canapé.

— Maman… Tu crois que je pourrais y arriver ? Trouver un appart’, un boulot dehors… Vivre sans vous ?

J’ai pris sa main dans la mienne.

— Je crois en toi depuis toujours, Julien. Mais il faut que toi aussi tu y croies.

Il a souri timidement. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu une lueur d’espoir dans ses yeux.

Depuis ce soir-là, rien n’a vraiment changé… mais tout est différent. On parle plus souvent. On rit parfois. Et même si le frigo est encore souvent vide, mon cœur l’est un peu moins.

Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à nos enfants à voler sans leur couper les ailes ? Ou bien faut-il parfois accepter qu’ils volent moins haut… mais à leur façon ?